Ahmed DRIDER, Entre jeu et folie raisonneuse

(fragments d’une visite à Bou-Saada)

 

 

Mourad KAHLOULA

Docteur en psychologie clinique

 

 

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Cela faisait dix ans jour pour jour que je n’avais pas humé l’air poussiéreux  de la Cité du Bonheur, que je n’avais pas visité l’espace de l’inestimable objet d’une transmission ancestrale. A peine arrivé que je m’empressais d’aller déambuler dans ses zougga où chaque coin, chaque chemin toujours accidenté, chaque mur, chaque aârsa semblait défricher une mémoire paresseuse qui finit par y lire d’émouvants souvenirs de jeunesse, de la poule mal égorgée qui se remet à revivre à chaque crépuscule à la louha du maître Si Ahmed Lakhdar de la mosquée des mouamines en passant par les chutes de vélo à côté de djamee el marabout ... alors Athmane El Cordonnier des makhfiate, Si ili khabacha, El djidel et tous les passants d’alors se mirent à revivre avec leurs dromadaires et leurs ânes, avec leurs mobylettes pour les plus à la mode.

 

ceux que je côtoyais aujourd’hui n’existaient presque plus si ce n’était le bruit qu’ils faisaient à se héler, à se saluer, à vendre, à acheter.

 

J’étais là , moi qui fait partie de dar sidi m’hamed ben brahim, moi  le petit fils de Si b’kar ben ahmed ben kahloula, figure héroïque autrefois légendaire, j’étais là dans la ville de mes aïeux, dans une ville où ma généalogie se confondait avec le moindre grain de sable de ces immenses dunes qui jadis longeaient la route de Biskra mais mon accoutrement , mon jean et mes "bask", ma longue absence signaient mon "étrangeté". c’est que je ne reconnaissais plus personne, plus personne ne me semblait me connaître... plus personne que dis-je ?

 

j’entends une voix m’appeler du prénom de mon père:  ya Khaled , ya Khaled... Khaled haou dja. arraché à mes lents et endormis souvenirs je me retourne et vois DRIDER accourir vers moi. Pas l’ombre d’un coup de vieux, pas un cheveux gris, pas le contour d’une année en plus sur un visage que je connus étant enfant, il y a maintenant longtemps.

 

Ahmed DRIDER dans toute sa splendeur, son éternelle jeunesse, son habituel rire, son impérissable beauté, seule sa vieille gandoura semblait avoir été jaunie par le temps, ne pouvant l’affecter lui, il s’acharna sur son haillon alors comme en ressac, dans ma tête, s’entrelacèrent passé et présent.

 

Dans cette foule d’amnésiques dont je faisais moi-même partie, DRIDER était là comme la mémoire vivante et vive d’une ville qui ne pouvait oublier ses enfants, mêmes ceux de l’exil.

 

Après une longue et vigoureuse accolade portée par l’intense et par les larmes humides,  émotion des retrouvailles, il prit ma main, comme s’il m’invitait à un voyage, à la "redécouverte" de bou-Saada. Première  direction: el makhfiates et hanout khali boulenouar, un oncle à moi, presque son complice dans le rire et les plaisanteries. Leur amitié, c’est vrai, ne date pas d’hier.    

 

Jaillissement incessant d’imprévisibilité, déferlement de précipitation, tel un enfant en pleine activité ludique, DRIDER n’arrêtait pas de bouger, de s’agiter, il voulait tout me faire voir, me faire emprunter toutes les voies en même temps, comme s’il était pressé de me faire découvrir une ville décharnée, défigurée par l’éclosion de commerces,  de produits made in china; comme s’il voulait que le temps s’arrête, que nous montions dans un engin à remonter le temps... au temps où djenane lebtom donnait ses plus belles figues, où Moulin ferrero coulait de ses plus belles eaux et où zag devançait toute procession funéraire.

 

Mais il ne semblait même pas triste, juste un peu résigné, cependant nostalgique par un regard qui semblait me supplier d’arrêter cette hécatombe de béton ceinturant la ville, gagnant même les vieux quartiers des mouamines , de harat ech-chorfa, et s’tayh... comme si j’avais un quelconque autre pouvoir que celui d’avoir ramené dans mes valises, au bout d’un interminable exil, la faculté de relativiser la déraison, de la voir différemment et pas toujours là où les autres la perçoivent.

 

Non pour moi DRIDER n’était pas le fou, le simplet que je croyais qu’il était étant jeune adolescent et que  je couvrais avec mes pairs d’alors de railleries et de sarcasmes. tel Raphaël ou ces autres narrateurs dans les œuvres utopiennes de Moore, Campanella ou Platon, il devenait à mes yeux empreint d’une profonde sagesse travestie du masque ludique de la folie. mi « fou »-mi sage, presque paradoxal,  DRIDER quêtait un ailleurs qu’il aurait voulu ici maintenant. comme si ce naïf croyant sa raison plus forte que la folie des autres n’arrêtait pas de faire  dans sa tête par un jeu inlassable, quand celle-ci se défaisait de plus en plus à l’extérieur,  la bou-Saada éternelle, peinte aux couleurs de l’Hadj nasredine Dinet,  immuablement exquise et fascinante, pareille à elle- même, continuant à juste titre à tirer gloire de son surnom de Cité du Bonheur.

 

De Ouled h’mida lel Gaââ  et men l’oued  le dachra l’gebliya en passant par l’khaddara,  l’étrange, parce que aujourd'hui et surtout hier y étaient présents et entremêlés , promenade où se mêlèrent beautés des sites, parfums et senteurs d’épices relevées fut pour moi  un vrai bonheur... et accompagné de quel guide s’il vous plaît: DRIDER, cette fontaine de mémoire, que la mémoire des autres a nié par ses fuites en avant et qui  a gardé intacte la ville, ses habitants, son charme, son attrait, sa séduction d’alors.