La vie et les mœurs en Algérie: La Mort

 

Extrait de:

Cahier X du Centenaire de l'Algérie

par M. Pierre DELONCLE, 

Alger 1930

Poème d’Adonis

Il a demandé à la vie :

Quand seras-tu mon amie ?

Elle a répondu :

Quand tu seras ami avec la mort.

 

 

Un proverbe arabe dit : L'amour dure sept secondes. la fantasia sept minutes, et la misère toute la vie. Après avoir aimé, avoir brillé à la chasse ou dans les combats, après avoir gagné sa vie par un labeur ou un autre, le plus souvent après avoir vécu pauvrement dans un pays où les meskines (les pauvres) sont plus nombreux que les riches, la destinée conduit l'Arabe, au chant d'un iman et de ses amis (ces mélopées funéraires sont souvent très belles), à la petite tombe OÙ il est basculé d'une civière, dans son linceul. Du haut de la tour des Oudayas, à Rabat, qui domine le plus émouvant des cimetières musulmans, celui près duquel la mer se lamente à jamais, celui que recouvre, comme d'un tapis de velours vert usé, une herbe folle toute pâlie de sel, ou à Tlemcen sous de hautes allées de cyprès noirs, j'ai vu des enterrements de pauvres gens. Certes dans nos églises, avec nos déchirantes liturgies et la grandeur des prières latines, la mort est enveloppée, drapée de grandeur et de respect. Mais que dire de ces convois à travers nos villes trépidantes dont la fièvre supporte mal, avec une indifférence polie mais impatienté, le lent passage ! Que dire de ces prétendus amis, vêtus de noir, mais qui parlent de leurs affaires, de leurs pauvres petites préoccupations de vivants, en suivant un cercueil. Comme je comprends la volonté de Dinet de reposer à Bou Saada, loin de cette terre parisienne où ne plane jamais le silence et où les pauvres morts n'ont pas pour être bercés dans leur sommeil les vagues de l'Océan, comme à Rabat, ou comme à Tlemcen le chant des oiseaux qui viennent boire sur leur tombe, après avoir chanté la vie dans la lumière d'un matin parfumé d'iris !

" Les tombes arabes sont très simples, même les plus opulentes, et se ressemblent toutes, ce qui, philosophiquement, est d'un grand goût. C'est un bloc en maçonnerie, d'un carré long, peu élevé au-dessus du sol, portant à ses deux extrémités soit un turban grossièrement sculpté sur un petit fût de colonne, et rappelant assez exactement la forme d'un champignon de couche sur sa tige, soit un morceau d'ardoise triangulaire posé debout comme le style d'un méridien. La dalle de pierre ou de marbre est couverte de quelques inscriptions arabes : noms du mort et préceptes du Coran. Quelquefois cette dalle est taillée en forme d'auge et remplie de terre végétale. On y voit alors un peu de gazon et quelques fleurs, soit qu'on les y ait plantées, soit que le vent lui-même en ait apporté les semences. Quelquefois encore on prend soin de creuser aux deux extrémités de la pierre deux petits trous, en forme de coupe ou de godet, où la pluie se dépose et fait un réservoir d'eau.

" D'après une coutume des Maures, on a creusé au milieu de cette pierre un léger enfoncement avec le ciseau. L'eau de la pluie se rassemble au fond de cette coupe funèbre, et sert, dans un climat brûlant, à désaltérer l'oiseau du ciel. Je n'ai pas vu d'oiseau voler vers ces tombes arides, ni boire aux coupes taries ; mais je pense au Dernier Abencerrage chaque fois à peu près que j'entre dans le cimetière de Sid-Abd-el-Kader. (*) "

Dans les pays musulmans les cimetières deviennent le vendredi le lieu de réunion des femmes. Cette coutume est générale en Afrique du Nord, tout comme à Stamboul dans les cimetières que Loti a décrits:
" Il y a un jour par semaine, ce doit être le vendredi, où, sous prétexte de rendre hommage aux morts, les femmes d'Alger se font conduire en foule au cimetière, à peu près comme à Constantinople on se réunit aux Eaux-Douces. C'est tout simplement un rendez-vous de plaisir, une partie de campagne autorisée par les maris pour celles qui sont mariées, et j'ai des raisons de croire que c'est le plus petit nombre. D'ailleurs ce rendez-vous se renouvelle à peu près tous les jours, et il est rare que, dans l'après-midi, le champ de Sid-Abd-el-Kader ne soit pas égayé, autant qu'il peut l'être, par les conversations et les rires. On fait plus que d'y converser; on y mange. On s'installe sur les tombes; on y étend des haïks en guise de nappe; la pierre tumulaire sert à la fois de siège et de table à manger, et l'on s'y régale, par petits groupes, de pâtisserie et d'œufs au sucre et au safran. Les grands voiles, qui sont de trop quand nul indiscret ne se montre dans le voisinage, flottent suspendus aux cactus ; on laisse voir les toilettes de dessous fort brillantes, quelques-unes splendides, car c'est une occasion de vider ses coffres, de faire faste de ses parures, de se couvrir de bijoux, de s'en mettre au cou, aux bras, aux doigts, aux pieds, au corsage, à la ceinture, à la tête, de se peindre avec des couleurs plus vives les sourcils et le bord des yeux, et de s'inonder des odeurs les plus violentes. Qui pourrait dire, mon ami, ce qui se passe alors pendant ces quelques heures d'indépendance entre toutes ces femmes échappées aux sévérités du logis fermé? Qui sait ce qu'elles racontent de médisances, d'histoires de quartier, de commérages, d'indiscrétions domestiques, d'intrigues et de petits complots? Plus libres ici qu'elles ne le sont au bain, elles n'ont pour confidents et pour témoins que des gens fort discrets, ceux qui dorment sous leurs pieds. J'assiste assez souvent à ce spectacle d'un peu loin, caché dans un observatoire ombreux ,que j'ai choisi exprès. Je vois tout, mais n'entends rien qu'un chuchotement général mêlé de notes gutturales ou suraiguës, une sorte de ramage comparable à celui d'une grande troupe d'oiseaux bavards. Les rangs s'éclaircissent à mesure que le soir approche. Des-omnibus qui stationnent à peu de distance du cimetière, comme nos fiacres à la porte des lieux de plaisir, emportent par charretées ces dévotes mondaines vers Alger. Et les morts n'ont de repos que lorsque la nuit est de nouveau descendue sur eux. (*) "

 

(*) FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, éd. 1925, in-18, p.70 et 71.