Si Ebakkar ben Ahmed ben Kahloula
(1875-1954)
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Si
Ebakkar n’avait pas d’amis qu’à Bou-Saada mais aussi chez les
gens de la campagne. Il vouait un grand respect à ces derniers, dont il
disait qu’ils n’avaient pas encore la “mentalité déformée”
des gens de la ville. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’il
donna le prénom de “Khaled” au cadet de ses enfants qu‘il
envoyait séjourner régulièrement chez les Ouleds-Khaled.
C’est là que celui-ci apprit,
non seulement à monter à cheval et pratiquer la chasse, mais aussi à
réciter de mémoire, de larges extraits du Coran. Si
Ebakkar vint la veille me demander de l’accompagner chez les Ouleds
Khaled, où il allait faire ses adieux à un ami gravement malade. Mais
il souhaitait auparavant que
vous fassions un détour par E…, nous enquérir auprès de Hadj S., un
riche éleveur de la région, d’un troupeau de chèvres que celui-ci
avait l’intention de mettre en vente les jours à venir, au marché à
Bou-Saada, . Nous
sortions de Jamaa Ennakhla après avoir accompli la prière du Maghreb
quand il vint vers moi. Nous n’échangeâmes que quelques mots. -
Thameur, j’ai besoin de toi pour m’accompagner chez les Ouleds
Khaleds. Un des leurs est gravement malade, il n’en a plus pour
longtemps en ce monde … Mais
nous ferons quand même un détour par E. El Hadj S. met en vente à
Bou-Saada un troupeau de chèvres. Pour
éviter le désagrément à Si Ebakkar de voyager seul, j’ai tout de
suite accepté. J’avoue que j’étais aussi assez intéressé par une
participation à la vente du troupeau. Nous
enfourchâmes nos montures tôt, aussitôt après la prière du Sobh.
Nous avions empruntés des chevaux à l’écurie. Si Ebakkar avait
choisi un cheval blanc et moi, une belle alezane. Si Ebakkar a hésité
avant de se décider, car le cheval avait une tache noire sur le front.
Cela pouvait être un mauvais signe. Mais il dit “bismillah !” et se
mit aussitôt en selle. Nous galopâmes en direction de l’ouest
pendant au moins une heure, puis arrivés au niveau de Djebel Sidi Naib,
nous bifurquâmes vers la droite. La ferme de Hadj S. se voyait de loin,
un tout petit point blanc perdu dans l’immense étendue rocailleuse
parsemée de petits touffes buissons. Nous étions encore à une
centaine de mètres, quand une horde de chiens vint à notre encontre.
Un homme la suivait, sans se précipiter. Si Ebakkar déclina de loin
son identité. Il lui cria qui il était et ce que nous voulions: -
Ebakkar ben Ahmed ! Nous venons voir les chevres ! L’homme
ramassa des pierres et les jeta aux chiens, sans les atteindre. Les
chiens comprirent que nous venions en amis et s’éloignèrent. On vit
alors un autre homme sortir de la ferme. Si Ebakkar le reconnu. -
Voilà El Hadj S. Attendons-le ici. N’allons pas plus loin avant d’y
être invités. El
Hadj S. boitait légèrement de la jambe, il lui fallu du temps pour
nous atteindre. Nous mîmes pieds à terre. El Hadj S. nous accueillit
avec de grandes accolades. -
Salam Si Ebakkar ! Soyez le bienvenu ! J’attendais votre visite ! Puis
il s’adressa à l’homme que nous avions vu en premier: -
Vas dire qu’on prépare à manger ! Il
indiqua un troupeau de mouton qui broutait l’herbe maigre pas loin de
la ferme, et dit: -
Prends un mouton de ceux-là, ce n’est pas tous les jours que l’on
reçoit de telles visites ! Le
mouton était destiné à être égorgé de suite. Le repas promettait
d’être riche en viandes. Si Ebakkar répondit tout de suite: -
Merci Hadj ! Ne te donnes pas tout ce mal, nous ne sommes ici que de
passage. Nous allons rendre visite à un malade. Nous voulions seulement
profiter de l’occasion pour nous entendre avec toi sur les chèvres
que tu mets en vente. L’homme
réagit vivement, comme offusqué. -
Ah non ! Il ne sera pas dit que vous seriez passés ici sans avoir été
nourris ! Je n’accepte de vous laisser partir que si vous me promettez
de repasser au retour. D’ici là, le mouton sera égorgé et la
cuisson terminée. Si
Ebakkar trouva l’idée bonne. -
Eh bien d’accord. Nous repasserons manger chez toi au retour. Nous
aurons tout notre temps pour parler des chèvres. Nous nous serions
acquittés de notre devoir vis-à-vis de ce pauvre malade. Nous
repartîmes et finirent par atteindre le campement des Ouleds-Khaled où
se trouvait le malade. Nous fûmes rapidement introduit auprès du vieil
homme. La famille était affligée. Aussi, en ce début d’automne, le
campement aurait du être déménagé vers le sud, mais le malade ne
pouvait être transporté. Nous entrâmes, courbés, sous la tente.
Celui qui semblait être le fils aîné parla au malade: -
Père ! C’est Si Ebakkar, il vient de Bou-Saada te rendre visite. Les
paupières du malade s’entrouvrirent légèrement. Il était affaibli
par la maladie et ne parlait plus que difficilement: -
Où est-il ? Dites-lui d’approcher. Laissez-moi seul avec lui. Ses
enfants, qui devaient être au nombre de trois ou quatre, délaissèrent
la tente. Je les suivis. Si
Ebakkar se pencha sur le malade. -
Cheikh, tu es donc fatigué ? -
Si Ebakkar, la vie est belle, mais elle est épuisante et puis mon temps
est révolu. Je cède la place aux plus jeunes. Il
était inutile de se perdre en palabres. Le malade ne pouvait plus
s’exprimer que difficilement. -
Cheikh ! Tu as des consignes à laisser ? Si
Ebakkar se pencha encore plus sur le malade, dont la respiration se
faisait de plus en plus rapide et la voix de plus en plus faible. -
J’ai des dettes à Bou-Saada, chez B…, le juif. Pas beaucoup, mais
il faut lui rendre l’argent. J’ai acheté chez lui l’automne
dernier quelques semences à crédit. Je n’ai pas pu rembourser cette
année, nous n’avons eu que des dépenses. Si
Ebakkar leva la voix, pour bien être entendu par le malade: -
Ta dette sera remboursée, Cheikh ! Est-ce tout ? Il
tenait la main du malade, qui pressa doucement la sienne. Il quitta précipitamment
la tente et s’adressa au fils ainé: -
Vas à ton père, lui faire faire sa “chahada”. Allez, vous tous mes
enfants, lui faire vos adieux. Si
Ebakkar ben Ahmed vint me rejoindre. J’étais assis à une table basse
sur laquelle on avait déposé une grande assiette de couscous. Je n’y
avais pas touché. -
Mange donc, tu auras faim en route, dit-il J’avoue
que cette semoule sans viande et sans légumes, à laquelle on avait
tout juste rajouté une cuillère d’huile, ne me tentait pas beaucoup.
Je regardais avec étonnement Si Ebakkar en manger, comme s’il se régalait.
Aurait-il donc oublié que nous étions invités chez Hadj S. chez
lequel nous allions passer tout à l’heure ? Des
pleurs aigus déchirèrent tout à coup le silence. Ils venaient de
cette partie de la tente réservée aux femmes. Si Ebakkar s’arrêta
de manger. -
Dieu l’accueille en son éternel jardin ! Il
ajouta: -
Disons nos condoléances aux proches et partons. Les
mêmes chiens nous accueillirent de nouveau aux abords de la ferme de
Hadj S. ainsi que le même homme. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais
je ne pressentais rien de bon. Peut-être parce que je vis Si Ebakkar
rester en selle. J’en fis de même. L’homme avait l’air
apparemment embarrassé. -
Si Ebakkar, El Hadj S. s’excuse de ne pas vous avoir attendu. Il a été
appelé pour une affaire urgente en ville. On lui a diligenté un homme,
le sommant de “faire ses ablutions ici et sa prière là-bas“. Cette
expression du terroir soulignait l’urgence de l’affaire. Le visage
de Si Ebakkar resta de marbre. -
Que Dieu facilite ses affaires, et les nôtres aussi ! Puis
il se tourna vers moi et me fit signe : -
Rentrons ! Pendant
que nous rendions visite au mourrant, El Hadj S. avait trouvé acheteur.
Je ne compris que plus tard. Le riche repas qui nous était destiné,
n’a plus eu raison d’être. Et c’est comme ça que je suis rentré
ce jour à Bou-Saada, pratiquement affamé. En nous quittant devant l’écurie
où nous avons rendu nos montures, Si Ebakkar me regarda d’un regard
amusé, et me dit: -
Je n’ai pas aussi faim que toi, mais un peu quand même. Ce couscous
si bon s’est laissé très vite digérer ! Et
il ajouta, le regard lointain, comme s’il revoyait le vieux mourrant : -
Que Dieu l’accepte de ce pauvre homme comme offrande !
( à suivre ... )
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