Si Ebakkar ben Ahmed ben Kahloula

  

(1875-1954)

     

     

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2ème partie

3ème partie

 

     

Si Ebakkar ben Ahmed ben Kahloula ne mangeait jamais seul. Bien qu’il posséda une maison relativement espacée, il s’asseyait devant la porte sur le trottoir et son épouse, Aicha bent Imar, une petite femme brune, dont il prétendait, avant qu’il ne l’épousa, qu’elle était une « mocheté », déposait devant lui une petite meida (table basse) déjà chargée, suivant les jours, de galettes encore toute chaudes, de dattes sèches appelées ici mechi-degla, d’un grand bol de soupe, de couscous, de salade verte, de pois, de haricots, de lentilles, de pommes de terre ou de riz et quelquefois même de viande de chèvre, quand les affaires au marché avaient été bonnes.

Il guettait alors les passants. L’un ou l’autre, connaissant les habitudes de Si Ebakkar, venait traverser la petite place devant la maison en ce moment même, faisant comme si c’était par hasard. Si Ebakkar faisait un grand geste de la main au passant et lui criait de venir « grignoter un petit quelque chose avec lui ». Il se retrouvait comme cela avec une, deux ou même trois personnes autour de la petite table basse, et plusieurs fois, Aicha bent Imar, devait improviser un plat supplémentaire, à base de piments piquants, que les bou-saadis apprécient hautement.

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En dehors d’El-Hoceine, un simple d’esprit dont on racontait qu’il capturait les scorpions à la main sans en être piqué, personne n’était venu ce jour là à traverser la place. El-Hoceine venait régulièrement. Il ne s’asseyait pas à la table de Si Ebakkar. Emmitouflé dans ses guenilles, il allait s’asseoir à quelques pas de là et mangeait paisiblement ce qu’il recevait comme pitance.

Si Ebakkar s’impatientait. L’appétit ne lui venait pas. De guerre lasse, il finit par baisser son turban sur ses yeux et se laissa aller à méditer, devant la table basse chargée de mets. Il fut brusquement tiré du sommeil léger dans lequel il avait sombré sans avoir mangé, par une voix qui lui cria jovialement :

- Si Ebakkar ! Vous n’avez pas l’air d’avoir faim aujourd’hui !

C’était Ahmed Ben D…, des ouleds S…, qui venait de prendre place et tirer Si-Ebakkar de sa méditation.

- Ahmed ! Assied toi, mange, je n’ai pas faim. Tu viens de J’nane Lebtoum ?

- Je viens de chez El Hadj S.. Je n’ai pas travaillé aujourd’hui

El Hadj S., un riche propriétaire de la ville, n’était autre que le beau-père de Ahmed. Ahmed avait épousé l’an dernier Keltoum, une des cinq filles d’El Hadj S., une femme dont la beauté n’avait pas son égale dans tout le pays. Si Ebakkar l’avait vue, puisqu’il avait été l’un des témoins lors de la cérémonie de mariage.

- Il se porte bien ? Il n’y a rien de grave ?

La voix de Ahmed avait changé. De gaie, on pouvait y deviner maintenant une certaine amertume.

- Il est venu lundi chez moi. Il a repris sa fille …

- Il a repris sa fille ? Pourquoi donc ? Tu la battais ?

- Je n’ai jamais levé la main sur elle, Si Ebakkar, Dieu m’est témoin !

- Alors c’est que tu la privais !

- Je lui achetais tout ce dont elle avait envie. Dans la limite de mes moyens. Que ce jour soit mon dernier si je mens !

- Mais alors quoi ? Il n’est pas devenu fou ?

La voix de Ahmed s’était enrouée. On le devinait au bord des larmes. Il détourna la tête.

- Si Ebakkar, elle ne voulait pas partir. Elle a pleuré en sortant. Il veut la donner en mariage au Caid M., aussitôt la période révolue. C’est ce qu’elle m’a dit.

Si Ebakkar fronça les sourcils. El Caid M. était l’un des personnages les plus en vue à Bou-Saada. Il était en contact avec les autorités et détenait un certain pouvoir. On ne racontait pas que du bien de lui. Mais El Hadj S. était un homme correct. Si Ebakkar ne comprenait pas qu’il se soit laissé aller à une telle malversation.

- Va à ton jardin. C’est demain vendredi. El Hadj S. viendra à Djamaa Ennakhla. J’y serai aussi inchallah.

Ahmed pris la main de Si Ebakkar pour l’embrasser, mais celui-ci la retira vivement.

- Va, je te dis. Le soleil est haut. Je rentre me reposer.

Cette histoire avait fini par lui ôter définitivement l’appétit. Il se leva et rentra, laissant à Aicha bent Imar, sa femme, le soin de débarrasser la table. El Hoceine, qui avait fini de manger, trouvant le moment propice, chargea rapidement le capuchon de son burnous des restes de dattes et de galettes et disparut au coin de la rue. Ahmed, une lueur d’espoir dans les yeux, s’éloigna en direction de J’nane  Lebtoum.

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Il faisait frais à l’intérieur de la mosquée. Si Ebakkar en entrant chercha des yeux El Hadj S. L’ayant repéré au premier rang, il alla directement s’asseoir près de lui. Ce n’est après s’être acquitté du salut à la mosquée, qui consiste en deux génuflexions, qu’il le salua discrètement.

- El Hadj, es-salam alikoum. J’aurais à te parler après la prière. Attends-moi.

Le muezzin ne tarda pas à appeler à la prière. Le sermon non plus ne dura pas longtemps. Si Ebakkar regarda autour de lui. Il ne restait que quelques fidèles dans la mosquée. La plus grande partie avait déjà quitté les lieux.

- Dieu t’entende !

Si Ebakkar venait de s’adresser à El Hadj S. à ses cotés, qui égrenait un chapelet.

- Dieu t’entende et accueille tes ancêtres en son paradis, Si Ebakkar. Comment vas-tu ?

Si Ebakkar aimait à aller dans ses discussions droit au but.

- Moi, je vais bien, grâce à Dieu. Mais Ahmed ben D. souffre de l’absence de sa femme. Tu la lui as reprise. De quel droit ?

El Hadj S. fut pris de cours. Il ne s’attendait pas à cette intervention de Si Ebakkar dans une affaire qu’il considérait comme ne regardant que lui. Il n’osa pourtant pas en faire la remarque à Si Ebakkar.

- Cet homme ne mérite pas ma fille. C’est un bras cassés. Il n’avait même pas de quoi la nourrir.

Si Ebakkar s’attendait à un argument de ce genre.

- Il fait ce qu’il peut. Il n’a pas plu cette année. L’année a été mauvaise.

El Hadj S. allait dire quelque chose, mais Si Ebakkar l’interrompit.

- Je viendrai chez toi demain inchallah. Je serai accompagné de Slimane, le taleb. Prépare le café. Nous parlerons à Keltoum, ta fille. Et si elle veut revenir à Ahmed, son mari, nous l’emmènerons tout de suite chez elle. Et n’essaye pas d’ici là de l’influencer ! Dieu sera témoin ! Tu nous prêteras une mule pour la transporter.

- Si Ebakkar, comprend donc …

Si Ebakkar oubliait presque qu’il se trouvait dans une mosquée.

- Si tu n’es intéressé que par ici bas, et que tu préfères t’allier à d’autres plus riches, tu n’as qu’à leur accorder la main d’une de tes autres filles. Dieu t’en a donné cinq ! 

Si Ebakkar venait de faire une allusion directe au Caid M. et à ce qu’il avait appris par la bouche de Ahmed.

- Si Ebakkar, ne sois pas aussi dur. Mets toi à ma place … Me crois-tu donc capable de cela ?

Si Ebakkar connaissait El Hadj S. depuis leur plus tendre enfance. A vrai dire, il pensait plutôt qu’on avait fait pression sur lui.

- Si ce n’est pas le cas, alors à ceux qui te menacent, par Dieu, tu diras que moi, Ebakkar ben Ahmed ben Kahloula, je m’y oppose ! Et sache qu’il ne t’arrivera rien, car nous serons à tes cotés ! Parole d’honneur ! Es-Salam Alikoum ! A demain Inchallah !

Si Ebakkar avait senti monter en lui la colère. Il préféra quitter les lieux à son tour …

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Ahmed retrouva sa femme. Les années qui suivirent furent prospère et la récolte bonne. Ahmed, devenu un homme nanti, ne vint plus que très rarement, à l’heure du manger, à traverser la petite place devant la maison de Si Ebakkar.

à suivre ...