Le
car roulait. Avec la nuit, la chaleur torride de juillet s’était quelque peu
estompée. En face de moi, le vieillard somnolait. Le petit garçon qui
l’accompagnait se tenait contre lui et tendait le bras de temps à autres pour
lui prendre la main. Le vieillard prenait la main du petit
et la lui serrait.
Le
vieillard luttait contre le sommeil. Grand, mince, basané, il se dégageait de
lui malgré son âge avancé, une impression de force
tranquille. Il était habillé d’une gandoura blanche, peut-être un peu
courte, mais propre. De temps à autre il arrangeait le turban blanc enroulé
autour de la chéchia de la même couleur. Sous la gandoura il portait un gilet
gris, quelque peu usagé au col, et l’on voyait pendre à l’une des poches
la chaîne d’une belle montre qu’il tira une fois, au moment du départ à
Aumale.
Bien plus tard
je me rendis compte que le petit était aveugle. Lui aussi
portait un turban blanc qui donnait à sa petite tête un aspect imposant.
C’est au moment où il en souleva délicatement un bout de devant ses yeux que
je découvris le spectacle affligeant de yeux auxquels il ne restait plus que
les paupières.
Le
car s’arrêta. Au mouvement, qu’on aurait dit de panique, dans les rangs des
passagers, je me rendis compte que l’arrêt n’était pas planifié. La portière
de devant s’ouvrit et deux hommes, armés de fusils de chasse - bel et bien
des brigands ! - montèrent à bord. On vit en même temps tout un groupe
de leurs compères des deux cotés de cette route, connue pour les mauvaises
rencontres qu’on y fait, qui mène de Aumale, aujourd’hui Sor-el-Ghozlane,
à Bou-Saada.
Alors
que le silence total s’était fait dans le bus et que chacun se tenait tapi
sur son siège, le vieillard, contre toute attente, se leva :
-
Descendez ! il n’y a ici que de pauvres
gens.
Bien
qu’ayant un fort accent bou-saadi, je compris ce qu’il dit. L’un des deux
brigands fit le geste de pointer son fusil sur le vieillard.
-
Qui es tu, toi ? lui dit-il. Tu sais qui est
là en-bas ? Aicha ! Elle veut le droit de passage !
J’avais
vaguement entendu parler de cette bande de brigands ayant à sa tête une femme
que l’on dénommait Aicha-Rajel (Aicha-l'homme).
Elle et sa bande s’étaient rendues célèbres en occupant ce tronçon de
route. Ils réclamaient à toute personne l’empruntant un droit de passage.
-
Dis-lui c’est Si Ebakkar qui lui parle. Ebakkar
ben Ahmed ben Kahloula. Je lui dis: Il n’y a ici que
des gens pauvres, tous du pays et …
Il
me regarda alors dans les yeux …
-
… et un invité.
L’un
des deux brigands descendit en rendre compte au groupe. Nous entendîmes
qu’ils parlementaient. Puis au bout d’un instant, l’on entendit une voix
de femme, il est vrai fortement masculine, crier :
-
Mihammad, descends ! Bonne route, Si Ebakkar !
Le
moins que l’on puisse dire était que j’étais très intrigué par ce
personnage assis en face de moi. Le reste des voyageurs ne semblait pas du tout
surpris. C’était comme s’il avait attendu que ce vieillard, qui se dénommait
donc Si Ebakkar, prenne la parole, et que le car continua sa route sans incident
! J’avais bien remarqué comment, au départ, un homme s’était levé pour
l’embrasser sur l’épaule et respectueusement lui céder la place, mais je
n’y avais pas attaché d’importance.
Curieux
comme je suis, je n’ai pas résisté à l’envie de lui parler.
-
Vous allez à Bou-Saada ?
-
Oui, Inchallah nous arriverons en bonne santé
Je
lui répondis, en espérant qu’il allait comprendre le compliment :
-
Mais vous avez l’air de bien supporter le voyage
Il
regarda le petit, qui venait de nouveau de lui prendre la main et dit :
-
C’est pour le petit que je me fais du souci. Je
l’ai fais entrer à l’hôpital d’Aumale, et il vient d’en sortir.
Malheureusement c’était trop tard : la variole lui a ravagé les yeux.
Mais nous n’avions pas de transport. A l’aller, je l’ai porté sur le dos.
C’est le fils d’un habitant du quartier. Son père, le malheureux, n’a pas
décerné la maladie à temps. Il ne sait ni lire ni écrire, comme tant
d’autres …
Il
a du remarquer à l’expression de mon visage, toute la désolation dans
laquelle m’avait plongé une telle histoire, et la gêne que je ressentais.
-
Monsieur, n’ayez crainte, ça se voit à votre teint que vous venez en
touriste. Vous venez en ami, soyez le bienvenu. Vous mangerez de notre pain et
boirez de notre eau. Mais vous comprendrez pourquoi nous combattons vos
compatriotes …
à suivre ...
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