![]() |
Mésaventures de la conscience nationale (suite)
A l’échelle du continent, cette tension religieuse peut revêtir le visage du racisme le plus vulgaire. On divise l’Afrique en une partie blanche et une partie noire. Les appellations de substitution : Afrique au sud ou au nord du Sahara n’arrivent pas à cacher ce racisme latent. Ici, on affirme que l’Afrique Blanche a une tradition de culture millénaire, qu’elle est méditerranéenne, qu’elle prolonge l’Europe, qu’elle participe de la culture gréco-latine. On regarde l’Afrique Noire comme une région inerte, brutale, non civilisée... sauvage. Là, on entend à longueur de journée des réflexions odieuses sur le voile des femmes, sur la polygamie, sur le mépris supposé des Arabes pour le sexe féminin. Toutes ces réflexions rappellent par leur agressivité celles que l’on a si souvent décrites chez le colon. La bourgeoisie nationale de chacune de ces deux grandes régions, qui a assimilé jusqu’aux racines les plus pourries de la pensée colonialiste, prend le relais des Européens et installe sur le continent une philosophie raciste terriblement préjudiciable pour l’avenir de l’Afrique. Par sa paresse et son mimétisme elle favorise l’implantation et le renforcement du racisme qui caractérisait l’ère colonial. Aussi n’est-il pas étonnant dans un pays qui se dit africain, d’entendre des réflexions rien moins que racistes et de constater l’existence de comportements paternalistes qui laissent l’impression amère qu’on se trouve à Paris, à Bruxelles ou à Londres. Dans certaines régions d’Afrique le paternalisme bêlant à l’égard des Noirs, l’idée obscène puisée dans la culture occidentale que le Noir est imperméable à la logique et aux sciences règnent dans leur nudité. Quelquefois on a même l’occasion de constater que les minorités noires sont confinées dans un semi esclavage qui légitime cette espèce de circonspection, voire de méfiance, que les pays d’Afrique Noire ressentent à l’égard des pays d’Afrique Blanche. Il n’est pas rare qu’un citoyen d’Afrique Noire se promenant dans une grande ville d’Afrique Blanche s’entende traiter de a négro v par les enfants ou se voit adresser la parole en petit-nègre par des fonctionnaires. Non, il n’est malheureusement pas exclu que des étudiants d’Afrique Noire inscrits dans des collèges au nord du Sahara s’entendent demander par leurs camarades de lycée, s’il existe des maisons chez eux, s’ils connaissent l’électricité, si dans leur famille ils pratiquent l’anthropophagie. Non, il n’est malheureusement pas exclu que dans certaines régions au nord du Sahara des Africains venus des pays au sud du Sahara rencontrent des nationaux qui les supplient de les emmener "n’importe où mais avec des nègres ". Pareillement, dans certains jeunes états d’Afrique Noire des parlementaires, voire des ministres, affirment sans rire que le danger n’est point d’une réoccupation de leur pays par le colonialisme mais de l’éventuelle invasion des a Arabes vandales venus du Nord. Comme on le voit la carence de la bourgeoisie ne se manifeste pas uniquement sur le plan économique. Parvenue au pouvoir au nom d’un nationalisme étriqué, au nom de la race, la bourgeoisie, en dépit de déclarations très belles dans la forme mais totalement vides de contenu, maniant dans une complète irresponsabilité des phrases qui sortent en droite ligne des traités de morale ou de philosophie politique de l’Europe, va faire la preuve de son incapacité à la faire triompher un catéchisme humaniste minimum. La bourgeoisie, quand elle -est forte, quand elle dispose le monde en fonction de sa puissance, n’hésite pas à affirmer des idées démocratiques à prétention universalisante. Il faut à cette bourgeoisie solide économiquement des conditions exceptionnelles pour l’acculer à ne pas respecter son idéologie humaniste. La bourgeoisie occidentale, quoique fondamentalement raciste, parvient le plus souvent à masquer ce racisme en multipliant les nuances ce qui lui permet de conserver intacte sa proclamation de l’éminente dignité humaine. La bourgeoisie occidentale a aménagé suffisamment de barrières et de garde-fous pour ne pas craindre réellement la compétition de ceux qu’elle exploite et qu’elle méprise. Le racisme bourgeois occidental à l’égard du nègre et du « bicot n est un racisme de mépris ; c’est un racisme qui minimise. Mais l’idéologie bourgeoise qui est proclamation d’une égalité d’essence entre les hommes, se débrouille pour rester logique avec elle-même en invitant les sous-hommes à s’humaniser à travers le type d’humanité occidentalqu’elleincarne. Leracismede la jeune bourgeoisie nationale est un racisme de défense, un racisme basé sur la peur. Il ne diffère pas essentiellement du vulgaire tribalisme, voire des rivalités entre cofs ou confréries. On comprend que les observateurs internationaux perspicaces n’aient guère pris au sérieux les grandes envolées sur l’unité africaine. C’est que le nombre des lézardes perceptibles à vue d’oeil est tel que l’on pressent avec suffisamment de clarté que toutes ces contradictions devront d’abord se résoudre avant que ne vienne l’heure de cette unité. Les peuples africains se sont récemment découverts et ont décidé, au nom du continent, de peser de manière radicale sur le régime colonial. Or les bourgeoisies nationales, qui se dépêchent, région après région, de constituer leur propre magot et de mettre en place un système national d’exploitation, multiplient les obstacles à la réalisation de cette « utopie a. Les bourgeoisies nationales parfaitement éclairées sur leurs objectifs sont décidées à barrer la route à cette unité, à cet effort coordonné de deux cent cinquante millions d’hommes pour triompher à la fois de la bêtise, de la faim et de l’inhumanité. C’est pourquoi il nous faut savoir que l’unité africaine ne peut se faire que sous la poussée et sous la direction des peuples, c’est-à-dire au mépris des intérêts de la bourgeoisie. Sur le plan intérieur et dans le cadre institutionnel, la bourgeoisie nationale va également faire la preuve de son incapacité. Dans un certain nombre de pays sous-développés le jeu parlementaire est fondamentalement faussé. Economiquement impuissante, ne pouvant mettre à jour des relations sociales cohérentes, fondées sur le principe de sa domination en tant que classe, la bourgeoisie choisit la solution qui lui semble la plus facile, celle du parti unique. Elle ne possède pas encore cette bonne conscience et cette tranquillité que seules la puissance économique et la prise en main du système étatique pourraient lui conférer. Elle ne crée pas un Etat qui rassure le citoyen mais qui l’inquiète. L’Etat qui, par sa robustesse et en même temps sa discrétion, devrait donner confiance, désarmer, endormir, s’impose au contraire spectaculairement, s’exhibe, bouscule, brutalise, signifiant ainsi au citoyen qu’il est en danger permanent. Le parti unique est la forme moderne de la dictature bourgeoise sans masque, sans fard, sans scrupule, cynique. Cette dictature, c’est un fait, ne va pas très loin. Elle n’arrête pas de sécréter sa propre contradiction. Comme la bourgeoisie n’a pas les moyens économiques pour assurer sa domination et distribuer quelques miettes à l’ensemble du pays, comme, par ailleurs, elle est préoccupée de se remplir les poches le plus rapidement possible, mais aussi le plus prosaïquement, le pays s’enfonce davantage dans le marasme. Et pour cacher ce marasme, pour masquer cette régression, pour se rassurer et pour s’offrir des prétextes à s’enorgueillir, la bourgeoisie n’a d’autres ressources que d’élever dans la capitale des constructions grandioses, de faire ce que l’on appelle des dépenses de prestige. La bourgeoisie nationale tourne de plus en plus le dos à l’intérieur, aux réalités du pays en friche et regarde vers l’ancienne métropole, vers les capitalistes étrangers qui s’assurent ses services. Comme elle ne partage par ses bénéfices avec le peuple et né lui permet aucunement de profiter des prébendes que lui versent les grandes compagnies étrangères, elle va découvrir la nécessité d’un leader populaire auquel reviendra le double rôle de stabiliser le régime et de perpétuer la domination de la bourgeoisie. La dictature bourgeoise des pays sous-développés tire sa solidité de l’existence d’un leader. Dans les pays développés, on le sait, la dictature bourgeoise est le produit de la puissance économique de la bourgeoisie. Par contre dans les pays sous-développés le leader représente la puissance morale à l’abri de laquelle la bourgeoisie, maigre et démunie, de la jeune nation décide de s’enrichir. Le peuple qui, des années durant, l’a vu ou entendu parler, qui de loin, dans une sorte de rêve a suivi les démêlés du leader avec la puissance coloniale, spontanément fait confiance à ce patriote. Avant l’indépendance, le leader incarnait en général les aspirations du peuple indépendance, libertés politiques, dignité nationale. Mais, au lendemain de l’indépendance, loin d’incarner concrètement les besoins du peuple, loin de se faire le promoteur de la dignité réelle du peuple, celle qui passe par le pain, la terre et la remise du pays entre les mains sacrées du peuple, le leader va révéler sa fonction intime : être le président général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue ta bourgeoisie nationale. En dépit de sa fréquente honnêteté et malgré ses déclarations sincères, le leader est objectivement le défenseur acharné des intérêts aujourd’hui conjugués de la bourgeoisie nationale et des ex-compagnies coloniales. Son honnêteté, qui est une pure disposition de l’âme, s’effrite d’ailleurs progressivement. Le contact avec les masses est tellement irréel que le leader en arrive à se convaincre qu’on en veut à son autorité et qu’on met en doute les services rendus à la patrie. Le leader juge durement l’ingratitude des masses et se range chaque jour un peu plus résolument dans le camp des exploiteurs. Il se transforme alors. En connaissance de cause, en complice de la jeune bourgeoisie qui s’ébroue dans la corruption et la jouissance. Les circuits économiques du jeune Etat s’enlisent irréversiblement dans la structure néo-colonialiste. L’économie nationale, autrefois protégée, est aujourd’hui littéralement dirigée. Le budget est alimenté par des prêts et par des dons. Tous les trimestres, les chefs d’Etat eux-mêmes ou les délégations gouvernementales se rendent dans les anciennes métropoles ou ailleurs, à la pêche aux capitaux. L’ancienne puissance coloniale multiplie les exigences, accumule concessions et garanties, prenant de moins en moins de précautions pour masquer la sujétion dans laquelle elle tient le pouvoir national. Le peuple stagne lamentablement dans une misère insupportable et lentement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses dirigeants. Cette conscience est d’autant plus aiguë que la bourgeoisie est incapable de se constituer en classe. La répartition des richesses qu’elle organise n’est pas différenciée en secteurs multiples, n’est pas étagée, ne se hiérarchise pas par demi-tons. La nouvelle caste insulte et révolte d’autant plus que l’immense majorité, les neuf dixièmes de la population continuent à mourir de faim. L’enrichissement scandaleux, rapide, impitoyable de cette caste s’accompagne d’un réveil décisif du peuple, d’une prise de conscience prometteuse de lendemains violents. La caste bourgeoise, cette partie de la nation qui annexe à son profit la totalité des richesses du pays, par une sorte de logique, inattendue d’ailleurs, va porter sur les autres nègres ou les autres arabes des jugements péjoratifs qui rappellent à plus d’un titre la doctrine raciste des anciens représentants de la puissance coloniale. C’est à la fois la misère du peuple, l’enrichissement désordonné de la caste bourgeoise, son mépris étalé pour le reste de la nation qui vont durcir les réflexions et les attitudes. Mais les menaces qui éclosent vont entraîner le raffermissement de l’autorité et l’apparition de la dictature. Le leader, qui a derrière lui une vie de militant et de patriote dévoué, parce qu’il cautionne l’entreprise de cette caste et ferme les yeux sur l’insolence, la médiocrité et l’immoralité foncière de ces bourgeois, constitue un écran entre le peuple et la bourgeoisie rapace. II contribue à freiner la prise de conscience du peuple. Il vient au secours de la caste, cache au peuple ses manœuvres devenant ainsi l’artisan le plus ardent au travail de mystification et d’engourdissement des masses. Chaque fois qu’il s’adresse au peuple il rappelle sa vie, qui fut souvent héroïque, es combats qu’il a menés au om du peuple les victoires qu’en son nom il a remportées, signifiant ainsi aux masses qu’elles doivent continuer muer lui faire confiance. Les exemples foisonnent de patriotes africains qui ont introduit dans la lutte politique précautionneuse de leurs aînés un style décisif à caractère nationaliste. Ces hommes sont venus de la brousse. Ils ont dit, au grand scandale du dominateur et à la grande honte des nationaux de la capitale qu’ils venaient de cette brousse et, qu’ils parlaient au nom des nègres. Ces hommes, qui ont chanté la race, qui ont assumé tout le passé, l’abâtardissement et l’anthropophagie, se retrouvent aujourd’hui, hélas ! à la tête d’une équipe qui tourne le dos à la brousse et qui proclame que la vocation de son peuple est de suivre, de suivre encore et toujours. Le leader apaise le peuple. Des années après l’indépendance, incapable d’inviter le peuple à une oeuvre concrète, incapable d’ouvrir réellement l’avenir au peuple, de lancer le peuple dans la voie de la construction de la nation, donc de sa propre construction, on voit le leader ressasser l’histoire de l’indépendance, rappeler l’union sacrée de la lutte de libération. Le leader, parce qu’il refuse de briser la bourgeoisie nationale, demande au peuple de refluer vers le passé et de s’enivrer de l’épopée qui a conduit à l’indépendance. Le leader - objectivement - stoppe le peuple et s’acharne soit à l’expulser de l’histoire, soit à l’empêcher d’y prendre pied. Pendant la lutte de libération le leader réveillait le peuple et lui promettait une marche héroïque et radicale. Aujourd’hui, il multiplie les efforts pour l’endormir et trois ou quatre fois l’an lui demande de se souvenir de l’époque coloniale et de mesurer l’immense chemin parcouru. Or, il faut le dire, les masses montrent une totale incapacité à apprécier le chemin parcouru. Le paysan qui continue à gratter la terre, le chômeur qui n’en finit pas de chômer n’arrive pas, malgré les fêtes, malgré les drapeaux pourtant neufs, à se convaincre que quelque chose a vraiment changé dans leur vie. La bourgeoisie au pouvoir a beau multiplier les démonstrations, les masses ne parviennent pas à s’illusionner. Les masses ont faim et le commissaire de police aujourd’hui africain ne les rassure pas outre mesure. Les masses commencent à bouder, à se détourner, à se désintéresser de cette nation qui ne leur fait aucune place. De temps à autre cependant le leader se mobilise, parle à la radio, fait une tournée pour apaiser, calmer, mystifier. Le leader est d’autant plus nécessaire qu’il n’y a pas de parti. Il existait bien pendant la période de lutte pour l’indépendance, un parti que le leader actuel a dirigé. Mais, depuis, ce parti s’est lamentablement désagrégé. Ne subsiste que le parti formel, l’appellation, l’emblème et la devise. Le parti organique, qui devait rendre possible la libre circulation d’une pensée élaborée à partir des besoins réels des masses, s’est transformé en un syndicat d’intérêts individuels. Depuis l’indépendance le parti n’aide plus le peuple à formuler ses revendications, à mieux prendre conscience de ses besoins et à mieux asseoir son pouvoir. Le parti, aujourd’hui, a pour mission de faire parvenir au peuple les instructions émanant du sommet. Il n’y a plus ce va-et-vient fécond de la base au sommet et du sommet à la base qui fonde et garantit la démocratie dans un parti. Tout au contraire, le parti s’est constitué en écran entre les masses et la direction. II n’y a plus de vie du parti. Les cellules mises en place pendant la période coloniale sont aujourd’hui dans un état de démobilisation totale. Le militant ronge son frein. C’est alors qu’on se rend compte de la justesse des positions prises par certains militants pendant la lutte de libération. De fait, au moment du combat, plusieurs militants avaient demandé aux organismes dirigeants d’élaborer une doctrine, de préciser des objectifs, de proposer un programme. Mais, sous prétexte de sauvegarder l’unité nationale, les dirigeants avaient catégoriquement refusé d’aborder cette tâche. La doctrine, répétait-on, c’est l’union nationale contre le colonialisme. Et l’on allait, armé d’un slogan impétueux érigé en doctrine, toute l’activité idéologique se bornant à une suite de variantes sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sur le vent de l’histoire qui irréversiblement emportera le colonialisme. Lorsque les militants demandaient que le vent de l’histoire, soit un peu mieux analysé, les dirigeants leur opposaient l’espoir, la décolonisation nécessaire et inévitable, etc. Après l’indépendance, le parti sombre dans une léthargie spectaculaire. On ne mobilise plus les militants qu’à l’occasion de manifestations dites populaires, de conférences internationales, des fêtes de l’indépendance. Les cadres locaux du parti sont désignés à des postes administratifs, le parti se mue en administration, les militants rentrent dans le rang et prennent le titre vide de citoyen. Maintenant qu’ils ont rempli leur mission historique qui était d’amener la bourgeoisie au pouvoir, ils sont fermement invités à se retirer afin que la bourgeoisie puisse calmement remplir sa propre mission. Or, nous avons vu que la bourgeoisie nationale des pays sous-développés est incapable de remplir une quelconque mission. Au bout de quelques années, la désagrégation du parti devient manifeste et tout observateur, même superficiel, peut se rendre compte que l’ancien parti, devenu aujourd’hui squelettique, ne sert qu’à immobiliser le peuple. Le parti, qui pendant le combat avait attiré à lui l’ensemble de la nation, se décompose. Les intellectuels qui à la veille de l’indépendance avaient rallié le parti confirment par leur comportement actuel que ce ralliement n’avait d’autre but que de participer à la distribution du gâteau de l’indépendance. Le parti devient un moyen de réussite individuelle. |
|
|
|
||