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Mésaventures de la conscience nationale (suite) Cependant, il existe à l’intérieur du nouveau régime une inégalité dans l’enrichissement et dans l’accaparement. Certains mangent à plusieurs râteliers et se révèlent de brillants spécialistes de l’opportunisme. Les passe-droits se multiplient, la corruption triomphe, les moeurs se dégradent. Les corbeaux sont aujourd’hui trop nombreux et trop voraces eu égard à la maigreur du butin national Le parti, véritable instrument du pouvoir entre les mains de la bourgeoisie, renforce l’appareil d’Etat et précise l’encadrement du peuple, son immobilisation. Le parti aide le pouvoir à tenir le peuple. C’est, de plus en plus, un instrument de coercition et nettement anti-démocratique. Le parti est objectivement, et quelquefois subjectivement, le complice de la bourgeoisie mercantile. De même que la bourgeoisie nationale escamote sa phase de construction pour se jeter dans la jouissance, pareillement, sur le plan institutionnel, elle saute la phase parlementaire et choisit une dictature de type national-socialiste. Nous savons aujourd’hui que ce fascisme à la petite semaine qui a triomphé pendant un demi-siècle en Amérique .latine, est le résultat dialectique de l’ Etat semi-colonial de la période d’indépendance. Dans ces pays pauvres, sous-développés, où, selon la règle, la plus grande richesse côtoie la plus grande misère, l’armée et la police constituent les piliers du régime. Une armée et une police qui, encore une règle dont il faudra se souvenir, sont conseillées par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel baigne le reste de la nation. La bourgeoisie nationale se vend de plus en plus ouvertement aux grandes compagnies étrangères. A coups de prébendes, les concessions sont arrachées par l’étranger, les scandales se multiplient, les ministres s’enrichissent. Leurs femmes se transforment en cocottes, les députés se débrouillent et il n’est pas jusqu’à l’agent de police, jusqu’au douanier qui ne participe à cette grande caravane de la corruption. L’opposition devient plus agressive et le peuple saisit à demi-mot sa propagande. L’hostilité à l’égard de la bourgeoisie est désormais manifeste. La jeune bourgeoisie qui semble atteinte de sénilité précoce ne tient pas compte des conseils qui lui sont prodigués et se révèle incapable de comprendre qu’il y va de son intérêt de voiler, même légèrement, son exploitation. C’est le très chrétien journal, La Semaine Africaine de Brazzaville qui écrit à l’adresse des princes du régime « Nommes en place, et vous leurs épouses, vous êtes aujourd’hui riches de, votre confort, de votre instruction peut-être, de votre belle maison, de, vos relations, des multiples missions qui vous sont octroyée et vous ouvrent des horizons nouveaux. Mais toute votre richesse vous fait une carapace qui vous empêche de voir la misère qui vous entoure. Prenez garde. " Cette mise en garde de La Semaine Africaine adressée aux suppôts de M. Youlou n’a, on le devine, rien de révolutionnaire. Ce que La Semaine Africaine veut signifier aux affameurs du peuple congolais, c’est que Dieu pénalisera leur conduite vis-à-vis des gens placés en dessous de vous, il n’y aura. S’il n’y a pas dans votre coeur pour les égard pas de place pour vous dans la maison de Dieu. Il est clair que la bourgeoisie nationale ne s’inquiète guère de ces accusations. Branchée sur l’Europe, elle demeure fermement résolue à profiter de la situation. Les bénéfices énormes qu’elle retire de l’exploitation du peuple sont exportés à l’étranger. La jeune bourgeoisie nationale est très souvent plus méfiante à l’égard du régime qu’elle a instauré que ne le sont les compagnies étrangères. Elle refuse d’investir sur le sol national et se comporte vis-à-vis de l’Etat qui la protège et la nourrit avec une ingratitude remarquable qu’il convient de signaler. Sur les places européennes, elle fait l’acquisition des valeurs boursières étrangères et va passer le week-end à Paris ou à Hambourg. Par son comportement la bourgeoisie nationale de certains pays sous-développés rappelle les membres d’un gang qui, après chaque hold-up, dissimulent leur part aux coéquipiers et préparent sagement la retraite. Ce comportement révèle que, plus ou moins consciemment, là bourgeoisie nationale joue perdant à long terme. Elle devine que cette situation ne durera pas indéfiniment mais elle entend en profiter au maximum. Cependant une telle exploitation et une telle méfiance à l’égard de l’Etat déclenchent inévitablement le mécontentement au niveau des masses. C’est dans ces conditions que le régime se durcit. Alors l’armée devient le soutient indispensable d’une répression systématisée. En l’absence d’un parlement c’est l’armée qui devient l’arbitre. Mais tôt ou tard elle découvrira son importance et fera peser sur le gouvernement le risque toujours ouvert d’un pronunciamiento. Comme on le voit, la bourgeoisie nationale de certains pays sous-développés n’a rien appris dans les livres. Si elle avait mieux regardé vers les pays d’Amérique latine, elle aurait sans nul doute identifié les dangers qui la guettent. On arrive donc a la conclusion pue cette micro- bourgeoisie qui fait tant de bruit est condamnée à piétiner. Dans les pays sous-développés la phase bourgeoise est impossible. Il y aura certes une dictature policière, une caste de profiteurs mais l’élaboration d’une société bourgeoise se révèle vouée à l’échec. Le collège des profiteurs, chamarrés, qui s’arrachent les billets de banque sur le fonds d’un pays misérable, sera tôt ou tard un fétu de paille entre les, mains de l’armée habilement manoeuvrée par des experts étrangers. Ainsi, l’antienne métropole pratique le gouvernement indirect à la fois par les bourgeois qu’elle nourrit et par une armée nationale encadrée par ses experts et qui fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise. Les quelques remarques que nous avons pu faire sur la bourgeoisie nationale nous conduisent à une conclusion qui ne devrait pas étonner. Dans les pays sous-développés, la bourgeoisie ne doit pas trouver de conditions à son existence et à son épanouissement. Autrement dit, l’effort conjugué des masses encadrées dans un parti et des intellectuels hautement conscients et armés de principes révolutionnaires doit barrer la route à cette bourgeoisie inutile et nocive. La question théorique que l’on pose depuis une cinquantaine d’années quand on aborde l’histoire des pays sous-développés, à savoir la phase bourgeoise peut-elle ou non être sautée, doit être résolue sur le plan de l’action révolutionnaire et non par un raisonnement. La phase bourgeoise dans les pays sous-développés ne se justifierait que dans la mesure où la bourgeoisie nationale serait suffisamment puissante économiquement et techniquement pour édifier une société bourgeoise, créer les conditions de développement d’un prolétariat important, industrialiser l’agriculture, rendre possible enfin une authentique culture nationale. Une bourgeoisie telle qu’elle s’est développée en Europe a pu, tout en renforçant sa propre puissance, élaborer une idéologie. Cette bourgeoisie dynamique, instruite, laïque a réussi pleinement son entreprise d’accumulation du capital et a donné à la nation un minimum de prospérité. Dans les pays sous-développés, nous avons vu qu’il n’existait pas de véritable bourgeoisie mais une sorte de petite caste aux dents longues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit et qui s’accommode des dividendes que lui assure l’ancienne puissance coloniale. Cette bourgeoisie à la petite semaine se révèle incapable de grandes idées, d’inventivité. Elle se souvient de ce qu’elle a lu dans les manuels occidentaux et imperceptiblement elle se transforme non plus en réplique de l’Europe mais en sa caricature. La lutte contre la bourgeoisie des pays sous-développés est loin d’être une position théorique. Il ne s’agit pas pie déchiffrer la condamnation portée contre elle par le jugement de l’histoire. Il ne faut pas combattre la bourgeoisie nationale dans les pays sous-développés parce qu’elle risque de freiner le développement global et harmonieux de la nation. Il faut s’opposer résolument à elle parce qu’à la lettre elle ne sert à rien. Cette bourgeoisie, médiocre dans ses gains, dans ses réalisations, dans sa pensée tente de masquer cette médiocrité par des constructions de prestige à l’échelon individuel, par les chromes des voitures américaines, les vacances sur la Riviera, les week-ends dans les boites de nuit néonisées. Cette bourgeoisie qui se détourne de plus en plus du peuple global n’arrive même pas à arracher à l’Occident des concessions spectaculaires : investissements intéressants pour l’économie du pays, mise en place de certaines industries. Par contre les usines de montage se multiplient, consacrant ainsi le type néo-colonialiste dans lequel se débat l’économie nationale. Il ne faut donc pas dire que la bourgeoisie nationale retarde l’évolution du pays, qu’elle lui fait perdre du temps ou qu’elle risque de conduire la nation dans les chemins sans issue. En fait la phase bourgeoise dans l’histoire des pays sous-développés est une phase inutile. Quand cette caste se sera anéantie, dévorée par ses propres contradictions, on s’apercevra qu’il ne s’est rien passé depuis l’indépendance, qu’il faut tout reprendre, qu’il faut repartir à zéro. La reconversion ne sera pas opérée au niveau des structures mises en place par la bourgeoisie au cours de son règne, cette caste n’ayant fait autre chose que de prendre sans changement l’héritage de l’économie, de la pensée et des institutions coloniales. Il est d’autant plus facile de neutraliser cette classe bourgeoise qu’elle est, nous l’avons vu, numériquement, intellectuellement, économiquement faible. Dans les territoires colonisés, la caste bourgeoise après l’indépendance tire principalement sa force des accords passés avec l’ancienne puissance coloniale. La bourgeoisie nationale aura d’autant plus de chance de prendre la relève de l’oppresseur colonialiste qu’on lui aura laissé le loisir de rester en tête à tête avec l’ex-puissance coloniale. Mais de profondes contradictions agitent les rangs de cette bourgeoisie, ce qui donne à l’observateur attentif une impression d’instabilité. Il n’y a pas encore d’homogénéité de caste. Beaucoup d’intellectuels par exemple condamnent ce régime basé sur la domination de quelques-uns. Dans les pays sous-développés, il existe des intellectuels, des fonctionnaires, des élites sincères qui ressentent la nécessité d’une planification de l’économie, d’une mise hors-la-loi des profiteurs, d’une prohibition rigoureuse de la mystification. De plus, ces hommes dans une certaine mesure luttent pour la participation massive du peuple à la gestion des affaires publiques. Dans les pays sous-développés qui accèdent à l’indépendance, il existe presque toujours un petit nombre d’intellectuels honnêtes, sans idées politiques bien précises qui, instinctivement, se méfient de cette course aux postes et aux préhendes, symptomatique des lendemains de l’indépendance dans les pays colonisés. La situation particulière de ces hommes (soutien ’de famille nombreuse) ou leur histoire (expériences difficiles, formation morale rigoureuse ? explique ce mépris si manifeste pour les débrouillards et les profiteurs. II, faut savoir utiliser ces hommes dans le combat décisif que l’on entend mener pour une orientation saine de la nation. Barrer la route à la bourgeoisie nationale, c’est, bien sûr, écarter les péripéties dramatiques des lendemains d’indépendance, les mésaventures de l’unité nationale, la dégradation des moeurs, le siège du pays par la corruption, la régression économique et, à brève échéance, un régime antidémocratique reposant sur la force et l’intimidation. Mais c’est aussi choisir le seul moyen d’avancer. Ce qui retarde la décision et rend timides les éléments profondément démocratiques et progressistes de la jeune nation, c’est l’apparente solidité de la bourgeoisie. Dans les pays sous-développés nouvellement indépendants, au sein des villes bâties par le colonialisme grouille la totalité des cadres. L’absence d’analyse de la population globale induit les observateurs à croire à l’existence d’une bourgeoisie puissante et parfaitement organisée. En fait, on le sait aujourd’hui, il n’existe pas de bourgeoisie dans les pays sous-développés. Ce qui crée la bourgeoisie, ce n’est pas l’esprit, le goût ou les manières. Ce ne sont même pas les espoirs. La bourgeoisie est avant tout le produit direct de réalités économiques précises. Or, dans les colonies, la réalité économique est une réalité bourgeoise étrangère. A travers ses représentants, c’est la bourgeoisie métropolitaine qui se trouve présente dans les villes coloniales. La bourgeoisie aux colonies est, avant l’indépendance, une bourgeoisie occidentale, véritable succursale de la bourgeoisie métropolitaine et qui tire sa légitimité, sa force, sa stabilité de cette bourgeoisie métropolitaine. Pendant la phase d’agitation qui précède l’indépendance, des éléments intellectuels et commerçants indigènes au sein de cette bourgeoisie importée, tentent de s’identifier à elle. II existe chez les intellectuels et les commerçants indigènes une volonté permanente d’identification avec les représentants bourgeois de la métropole. Cette bourgeoisie qui a adopté sans réserves et dans l’enthousiasme les mécanismes de pensée caractéristiques de la métropole, quia merveilleusement aliéné sa propre pensée et fondé sa conscience sur des bases typiquement étrangères, va s’apercevoir, la gorge sèche, qu’il lui manque cette chose qui fait une bourgeoisie, c’est-à-dire l’argent. La bourgeoisie des pays sous-développés est une bourgeoisie en esprit. Ce ne sont ni sa puissance économique, ni le dynamisme de ses cadres, ni l’envergure de ses conceptions qui lui assurent sa qualité de bourgeoisie. Aussi est-elle à ses débuts et pendant longtemps une bourgeoisie de fonctionnaires. Ce sont les postes qu’elle occupe dans la nouvelle administration nationale qui lui donneront sérénité et solidité. Si le pouvoir lui en laisse le temps et les possibilités cette bourgeoisie arrivera à se constituer un petit bas de laine qui renforcera sa domination. Mais elle se révélera toujours incapable de donner naissance à une authentique société bourgeoise avec toutes les conséquences économiques et industrielles que cela suppose. La bourgeoisie nationale est dès le début orientée vers des activités de type intermédiaire. La base de son pouvoir réside dans son sens du commerce et du petit négoce, dans son aptitude à rafler des commissions. Ce n’est pas son argent qui travaille mais son sens des affaires. Elle n’investit pas,elle ne peut pas réaliser cette accumulation du capital qui est nécessaire à l’éclosion et à l’épanouissement d’une bourgeoisie authentique. A cette cadence il lui faudrait des siècles pour mettre sur pied un embryon d’industrialisation. En tout état de lause elle se heurtera à l’opposition implacable de l’ancienne métropole, qui dans le cadre des conventions néo-colonialistes aura pris toutes ses précautions. Si le pouvoir veut sortir le pays de la stagnation et le conduire à grands pas vers le développement et le progrès il lui faut en tout premier lieu nationaliser le secteur tertiaire. La bourgeoisie qui veut faire triompher l’esprit de lucre et de jouissance, ses attitudes méprisantes avec la masse et l’aspect scandaleux du profit, du vol devrait-on dire, investit en effet massivement dans ce secteur. Le domaine tertiaire autrefois dominé par les colons sera envahi par la jeune bourgeoisie nationale. Dans une économie coloniale le secteur tertiaire est de loin le plus important. Si l’on veut avancer on doit décider dans les premières heures de nationaliser ce secteur. Mais il est clair que cette nationalisation ne doit pas prendre l’aspect d’une étatisation rigide. I1 fie s’agit pas de placer à la tête des services des citoyens non formés politiquement. Chaque fois que cette procédure a été adoptée on s’est aperçu que le pouvoir avait en fait contribué au triomphe d’une dictature de fonctionnaires formés par l’ancienne métropole qui se révélaient rapidement incapables de penser l’ensemble national. Ces fonctionnaires commencent très vite à saboter l’économie nationale, à disloquer les organismes et la corruption, la prévarication, lé détournement des stocks, le marché noir s’installent. Nationaliser le secteur tertiaire c’est organiser démocratiquement les coopératives de vente et d’achat. C’est décentraliser ces coopératives, en intéressant les, masses à la gestion des affaires publiques. Tout cela on le voit ne peut réussir que si on Politise le peuple. Auparavant on se sera rendu compte de la nécessité de clarifier une fois pour toutes un problème capital. Aujourd’hui en effet le principe d’une politisation des masses est généralement retenu dans les pays sous-développés. Mais il ne semble pas qu’on aborde authentiquement cette tâche primordiale. Quand on affirme la nécessité de politiser le peuple on décide de signifier dans le même temps qu’on veut être soutenu par le peuple dans l’action que l’on entreprend. Un gouvernement qui déclare vouloir politiser le peuple exprime son désir de gouverner avec le peuple et pour le peuple. Ce ne doit pas être un langage destiné à camoufler une direction bourgeoise. Les gouvernements bourgeois des pays capitalistes ont depuis longtemps dépassé cette phase infantile du pouvoir. Froidement, ils gouvernent à l’aide de leurs lois, de leur puissance économique et de leur police. Ils ne sont pas obligés maintenant que leur pouvoir est solidement établi de perdre leur temps en attitudes démagogiques. Ils gouvernent dans leur intérêt et ont le courage de leur pouvoir. Ils ont créé une légitimité et sont forts de leur bon droit. La caste bourgeoise des pays nouvellement indépendants n’a encore ni le cynisme, ni la sérénité fondés sur la puissance des vieilles bourgeoisies. D’où chez elle un certain souci de cacher ses convictions profondes, de donner le change, bref de se montrer populaire. La politisation des masses n’est pas la mobilisation trois ou quatre fois l’an de dizaines ou de centaines de milliers d’hommes et de femmes. Ces meetings, ces rassemblements spectaculaires, s’apparentent à la vieille tactique d’avant l’indépendance où l’on exhibait ses forces pour se prouver à soi-même et aux autres qu’on avait le peuple avec soi. La politisation des masses se propose non d’infantiliser les masses mais de lés rendre adultes. Cela nous amène à envisager le rôle du parti politique dans un pays sous-développé. Nous avons vu dans les pages précédentes que très souvent des esprits simplistes, appartenant d’ailleurs à la bourgeoisie naissante, ne cessent de répéter que dans un pays sous-développé la direction des affaires par un pouvoir fort, voire une dictature, est une nécessité. Dans cette perspective on charge le parti d’une mission de surveillance des masses. Le parti double l’administration et la police et contrôle les masses non pour s’assurer de leur réelle participation aux affaires de là nation mais pour leur rappeler constamment que le pouvoir attend d’elles obéissance et discipline. Cette dictature qui se croit portée par l’histoire, qui s’estime indispensable aux lendemains de l’indépendance symbolise en réalité la décision de la caste bourgeoise de diriger le pays sous-développé d’abord avec le soutien du peuple, mais bientôt contre lui. La progressive du parti en un service de renseignement indice que le pouvoir se tient de plus en plus sur la défensive. La masse informe du peuple est perçue commerce aveugle que l’on doit constamment tenir en laisse soit par : la mystification soit par la crainte que lui inspirent les forces de police. Le parti sert de baromètre, de service de renseignements. On transforme le militant en délateur. On lui confie des missions punitives sur les villages. Les embryons de partis d’opposition sont liquidés à coups de bâton et à coups de pierre. Les candidats de l’opposition voient leurs maisons incendiées.’ La police multiplie les provocations. Dans ces conditions, bien sûr, le parti est unique et 99,99 % des voix reviennent au candidat gouvernemental. Nous devons dire qu’en Afrique un certain nombre de gouvernements se comportent selon ce modèle. Tous les partis d’opposition, d’ailleurs généralement progressistes donc qui oeuvraient pour une plus. grande influence des masses dans la gestion des affaires publiques, qui souhaitaient une mise au pas de la bourgeoisie méprisante et mercantile ont été par la force des matraques et des prisons condamnés au silence puis à la clandestinité. Le parti politique dans beaucoup de régions africaines aujourd’hui indépendantes connaît une inflation terriblement grave. En présence d’un membre du parti le peuple se tait, se fait mouton et publie .des éloges à l’adresse du gouvernement et du leader. Mais dans la rue, le soir à l’écart du village, au café ou sur le fleuve, il faut entendre cette déception amère du peuple, ce désespoir mais aussi cette colère contenue. Le parti, au lieu de favoriser l’expression des doléances populaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre circulation des idées du peuple vers la direction, forme écran et interdit. Les dirigeants du parti se comportent comme de vulgaires adjudants et rappellent constamment au peuple qu’il faut faire " silence dans les rangs ». Ce parti qui s’affirmait le serviteur du peuple, qui prétendait travailler à l’épanouissement du peuple, dès que le pouvoir colonial lui a remis le pays, se dépêche de renvoyer le peuple dans sa caverne. Sur le plan de l’unité nationale le parti va également multiplier les erreurs. C’est ainsi que le parti dit national se comporte en parti ethnique. C’est une véritable tribu constituée en parti. Ce parti qui se proclame volontiers national, qui affirme parler au nom du peuple global, secrètement et quelquefois ouvertement organise une authentique dictature ethnique. Nous assistons non plus à une dictature bourgeoise mais à une dictature tribale. Les ministres, les chefs de cabinets, les ambassadeurs, les préfets sont choisis dans l’ethnie du leader, quelquefois même directement dans sa famille. Ces régimes de type familial semblent reprendre les vieilles lois de l’endogamie et on éprouve non de la colère mais de la honte en face de cette bêtise, de cette imposture, de cette misère intellectuelle et spirituelle. Ces chefs de gouvernement sont les véritables traîtres à l’Afrique car ils la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise. Cette tribalisation du pouvoir entraîne on s’en doute l’esprit régionaliste, le séparatisme. Les tendances décentralisatrices surgissent et triomphent, la nation se disloque, se démembre. Le leader qui criait : " Unité africaine " et qui pensait à sa petite famille se réveille un beau jour avec cinq tribus qui elles aussi veulent avoir leurs ambassadeurs et leurs ministres ; et toujours irresponsable, toujours inconscient, toujours misérable il dénonce " la trahison ". Nous avons maintes fois signalé le rôle très souvent néfaste du leader. C’est que le parti dans certaines régions est organisé comme un gang dont le personnage le plus dur assumerait la direction. On parle volontiers de l’ascendance de ce leader, de sa force et on n’hésite pas sur un ton complice et légèrement admiratif à dire qu’il fait trembler ses proches collaborateurs. Pour éviter ces multiples écueils il faut se battre avec ténacité pour que jamais le parti ne devienne un instrument docile entre les mains d’un leader. Leader, du verbe anglais qui signifie conduire. Le conducteur de peuple ça n’existe plus maintenant. Les peuples ne sont pus des troupeaux, et n’ont pas besoin d’être conduits. Si le leader me conduit je veux qu’il sache qu’en même temps je le conduis. La nation ne doit pas être une affaire dirigée par un manitou. Aussi comprend-t-on cette paniqué s’empare des sphères dirigeantes chaque fois qu’un de ces leaders tombe malade. C’est que la question qui les obsède est celle de la succession. Que deviendra le pays si le leader disparaît ? Les sphères dirigeantes qui ont abdiqué devant le leader, irresponsables, inconscientes, préoccupées essentiellement de la bonne vie qu’elles mènent, des cocktails organisés, des voyages payés et de la rentabilité des combines découvrent de temps à autre le vide spirituel au coeur de la nation. Un pays qui veut réellement répondre aux questions que lui pose l’histoire, qui veut développer ses .villes et le cerveau de ses habitants doit posséder un parti véridique. Le parti n’est pas un instrument entre les mains du gouvernement. Bien au contraire, le parti est un instrument entre les mains du peuple. C’est lui qui arrête la politique que le gouvernement applique. Le parti n’est pas, ne doit jamais être le seul bureau politique où se retrouvent bien à leur aise tous les membres du gouvernement et les grands dignitaires du régime. Le bureau politique, trop souvent hélas, constitue tout le parti .et ses membres résident en permanence dans la capitale. Dans un a s sous-développé les membres dirigeants du parti doivent fuir la capitale comme la peste, Ils doivent résider à l’exception de quelques-uns, dans les régions rurales. On doit éviter de tout centraliser dans la grande ville. Aucune excuse d’ordre administratif ne peut légitimer cette effervescence d’une capitale déjà surpeuplée et surdéveloppée par rapport aux neuf dixièmes du territoire. Le parti doit être décentralisé à l’extrême. C’est le seul moyen d’activer les régions mortes, les régions qui ne sont pas encore éveillées à la vie. Pratiquement il y aura au moins un membre du bureau politique dans chaque région et on évitera de le nommer chef de région. Il n’aura pas entre ses mains les pouvoirs administratifs. Le membre du bureau politique régional n’est pas tenu d’occuper le plus haut rang dans l’appareil administratif régional. Il ne doit pas obligatoirement faire corps avec le pouvoir. Pour le peuple le parti n’est pas l’autorité mais l’organisme à travers lequel il exerce en tant que peuple son autorité et sa volonté. Moins il y aura de confusion, de dualité de pouvoirs, plus le parti jouera son rôle de guide et plus il constituera pour le peuple la garantie décisive. Si le pari se confond avec le pouvoir, alors être militant du parti c’est prendre le plus court chemin pour parvenir à des fins égoïstes avoir un poste dans l’administration augmenter de grade, changer d’échelon, faire carrière. Dans un pays sous-développé, la mise en place de directions régionales dynamiques stoppe le processus de macrocéphalisation des villes, la ruée incohérente des masses rurales vers les cités. La mise en place, dès les premiers jours de l’indépendance, de directions régionales ayant toute compétence dans une région pour la réveiller, la faire vivre, accélérer la prise de conscience des citoyens est une nécessité à laquelle un pays qui veut avancer ne saurait échapper. Sinon, autour du leader s’amassent les responsables du parti et les dignitaires du régime. Les administrations s’enflent, non parce qu’elles se développent et se différencient mais parce que de nouveaux cousins et de nouveaux militants attendent une place et espèrent s’infiltrer dans les rouages. Et le rêve de tout citoyen est de gagner la capitale d’avoir sa part de fromage. Les localités sont désertées, les masses rurales non encadrées, non éduquées et non soutenues se détournent d’une terre mal travaillée et se dirigent vers les bourgs périphériques, enflant démesurément le lumpenprolétariat. L’heure d’une nouvelle crise nationale n’est pas loin. Nous pensons au contraire que l’intérieur, l’arrière-pays devrait être privilégié. A l’extrême d’ailleurs, il n’y aurait aucun inconvénient à ce que le gouvernement siège ailleurs que dans la capitale. Il faut désacraliser la capitale et montrer aux masses déshéritées que c’est pour elles que l’on décide de travailler. C’est dans un certain sens ce que le gouvernement brésilien a tenté de faire avec Brasilia. La morgue de Rio de Janeiro était une insulte pour le peuple brésilien. Mais malheureusement Brasilia est encore une nouvelle capitale aussi monstrueuse que la première. Le seul intérêt de cette réalisation est qu’aujourd’hui, il existe une route à travers la brousse. Non, aucun motif sérieux ne peut s’opposer au choix d’une autre capitale, au déplacement de l’ensemble du gouvernement vers l’une des régions les plus démunies. La capitale des pays sous-développés est une notion commerciale héritée de la période coloniale. Mais dans les pays sous-développés, nous devons multiplier les contacts avec les masses rurales. Nous devons faire une politique nationale, c’est-à-dire avant tout une politique pour les masses. Nous ne devons jamais perdre le contact avec le peuple qui a lutté pour son indépendance et l’amélioration concrète de son existence. Les fonctionnaires et les techniciens autochtones doivent s’enfoncer non dans les diagrammes et les statistiques, mais dans le corps du peuple. Ils ne doivent plus se hérisser chaque fois qu’il est question d’un déplacement vers " l’intérieur ". On ne doit plus voir ces jeunes femmes de pays sous-développés menacer leurs maris de divorce, si jamais ils ne se débrouillent pas pour éviter l’affectation dans un poste rural. C’est pourquoi, le bureau politique du parti doit privilégier les régions déshéritées, et la vie de la capitale, vie factice, superficielle, plaquée sur la réalité nationale comme un corps étranger doit tenir le moins de place possible dans la vie de la nation qui elle, est fondamentale et sacrée. Dans un pays sous-développé, le parti doit être organisé de telle sorte qu’il ne se contente pas d’avoir des contacts avec les masses. Le parti doit être l’expression directe des masses. Le parti n’est pas une administration chargée de transmettre les ordres du gouvernement. Il est le porte parole énergique et le défenseur incorruptible des masses. Pour parvenir à cette conception du parti, il faut avant toute chose se débarrasser de l’idée très occidentale, très bourgeoise donc très méprisante que les masses sont incapables de se diriger. L’expérience prouve en fait, que les masses comprennent parfaitement les problèmes les plus compliqués. Ce sera l’un des plus grands services que la révolution algérienne aura rendu aux intellectuels algériens que de les avoir mis en contact avec le peuple, de leur avoir permis de voir l’extrême, l’ineffable misère du peuple et en même temps d’assister à l’éveil de son intelligence, aux progrès de sa conscience. Le peuple algérien, cette masse d’affamés et d’analphabètes, ces hommes et ces femmes plantés pendant des siècles dans l’obscurité la plus effarante ont tenu contre les chars et les avions, contre lé napalm et les services psychologiques, mais surtout contre la corruption et le lavage de cerveau, contre les traîtres et les armées « nationales " du général Bellounis. Ce peuple a tenu malgré les faibles, les hésitants, les apprentis dictateurs. Ce peuple à tenu parce que pendant sept ans sa lutte lui a ouvert des domaines dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Aujourd’hui, des armureries fonctionnent en plein djebel à plusieurs mètres sous terre, aujourd’hui, des tribunaux du peuple fonctionnent à tous les échelons, des commissions locales de planification organisent le démembrement des grandes propriétés, élaborent l’Algérie de demain. Un homme isolé peut se montrer rebelle à la compréhension d’un problème mais le groupe, le village comprend avec une rapidité déconcertante. Il est vrai que si l’on prend la précaution d’utiliser un langage compréhensible par les seuls licenciés en droit ou en sciences économiques, la preuve sera aisément faite que les masses doivent être dirigées .mais si l’on parle le langage concret, si l’on n’est pas obsédé par la volonté perverse de brouiller les cartes, de se débarrasser du peuple, alors on s’aperçoit que les masses saisissent toutes les nuances, toutes les astuces. Le recours à un langage technique signifie que l’on est décidé à considérer les masses comme des profanes. Ce langage dissimule mal le désir des conférenciers de tromper le peuple, de le laisser en dehors. L’entreprise d’obscurcissement du langage est un masque derrière lequel se profile une plus vaste entreprise de dépouillement. On veut à la fois enlever au peuple et ses biens et sa souveraineté. On peut tout expliquer au peuple à condition toutefois qu’on veuille vraiment qu’il comprenne. Et, si l’on pense qu’ on n’a pas besoin de lui, qu’au contraire il risque de gêner la bonne marche des multiples sociétés privées et à responsabilité limitée, dont le but est de rendre le peuple plus misérable encore, alors la question est tranchée... Le gouvernement national s’il veut être national doit gouverner par le peuple et pour le peuple, pour les déshérités et par les déshérités. Aucun leader quelle que soit sa valeur ne peut s substituer à la volonté populaire et le gouvernement national doit, avant de se préoccuper de prestige international, redonner dignité à chaque citoyen, meubler les cerveaux, emplir les yeux de choses humaines, développer un panorama humain parce qu’habité par des hommes conscients et souverains.
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