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Extrait
de Discours sur le Colonialisme
Il
faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser
le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à
le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à
la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il
y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on
accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache
supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation
qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une
gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout
de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes
ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et
"interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet
orgueil racial encouragé, de cette lactance étalée, il y a le poison
instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de
l'ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable
choc en retour : les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les
tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s'étonne, on s'indigne. On dit : "Comme c'est curieux ! Mais,
Bah! C'est le nazisme, ça passera !" Et on attend, et on espère; et
on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la
barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté
des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la
victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté
avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'oeil là-dessus, on l'a légitimé,
parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non
européens ; que ce nazisme là, on l'a cultivé, on en est responsable,
et qu'il est sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans
ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et
chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches
d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très
humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu'il porte en lui
un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que
s'il vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne
pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre
l'homme, ce n'est que l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime
contre l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés
colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les
coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique.
Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo humanisme : d'avoir
trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir
encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et,
tout compte fait, sordidement raciste.(...)"
II.
"Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée,
l'intimidation, la pression, la police, le vol, le viol, les cultures
obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la
muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui
transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en gardes-chiourme,
en chicote et l'homme indigène en instrument de production.
A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J'entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations",
de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées,
d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées,
de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités
supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de
routes, de canaux, de chemin de fer.
Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de
ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le
port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à
leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse.
Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le
complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir,
le larbinisme.
On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté,
d'hectares d'oliviers ou de vignes plantés.
Moi, je parle d'économies naturelles, d'économies harmonieuses et
viables, d'économies à la mesure de l'homme indigène désorganisées,
de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement
agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de
produits, de rafles de matières premières.
On se targue d'abus supprimés.
Moi aussi, je parle d'abus, mais pour dire qu'aux anciens - très réels -
on en a superposé d'autres - très détestables. On me parle de tyrans
locaux mis à la raison ; mais je constate qu'en général ils font très
bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et
vice-versa, il s'est établi, au détriment des peuples, un circuit de
bons services et de complicité.(...)"
III.
"Cela dit, il parait que, dans certains milieux, l'on a feint de découvrir
en moi un "ennemi de l'Europe" et un prophète du retour au passé
anté - européen.
Pour ma part, je cherche vainement où j'ai pu tenir de pareils discours;
où l'on m'a vu sous-estimer l'importance de l'Europe dans l'histoire de
la pensée humaine ; où l'on m'a entendu prêcher un quelconque retour ;
où l'on m'a vu prétendre qu'il pouvait y avoir un retour.
La vérité est que j'ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame
historique de l'Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec
le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que
c'est au moment où l'Europe est tombée entre les mains des financiers et
des capitaines d'industrie les plus dénués de scrupules que l'Europe
s'est "propagée"; que notre malchance a voulu que ce soit cette
Europe-là que nous ayons rencontré sur notre route et que l'Europe est
comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de
l'histoire.
Par ailleurs, jugeant l'action colonisatrice, j'ai ajouté que l'Europe a
fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de
servir; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus
effective et plus efficace, et que son action n'a tendu à rien de moins
qu'à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce
qu'ils avaient de plus pernicieux.(...)
Source:
http://www.afriqueweb.net/ecrivains/aime_cesaire/aime_cesaire_discours_sur_le_colonialisme.php
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