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Aube Africaine C’était
l’aube. Le petit hameau qui avait dansé toute la moitié de la nuit au
son des tam-tams s’éveillait peu à peu. Les bergers en loques et
jouant de la flûte conduisaient les troupeaux dans la vallée. Les jeunes
filles, armées de canaris, se suivaient à la queue leu leu sur le
sentier tortueux de la fontaine. Dans la cour du marabout, un groupe
d’enfants chantonnaient en chœur des versets du Coran. (Musique
de guitare) C’était
l’aube. Combat du jour et de la nuit. Mais celle-ci exténuée n’en
pouvait plus, et, lentement expirait. Quelques rayons du soleil en signe
avant-coureur de cette victoire du jour traînaient encore, timides et pâles,
à l’horizon, les dernières étoiles doucement glissaient sous des tas
de nuages, pareils aux flamboyants en fleurs. (Musique
de guitare) C’était
l’aube. Et là-bas au fond de la vaste plaine aux contours de pourpre,
une silhouette d’homme courbé défrichait : silhouette de Naman,
le cultivateur. A chaque coup de sa daba, les oiseaux effrayés
s’envolaient et, à tire-d’aile, rejoignaient les rives paisibles du
Djoliba, le grand fleuve Niger. Son pantalon de cotonnade grise, trempé
de rosée, battait l’herbe sur les côtés. Il suait, infatigable,
toujours courbé, maniant adroitement son outil : car il fallait que
ses graines soient enfouies avant les prochaines pluies. (Musique
de cora) C’était
l’aube. Toujours l’aube. Les mange-mil, dans les feuillages
virevoltaient, annonçant le jour. Sur la piste humide de la plaine, un
enfant, portant en bandoulière son petit sac de flèches, courait
essoufflé dans la direction de Naman. Il interpellait : « Frère
Naman, le chef du hameau vous demande sous l’arbre à palabres ». (Musique
de cora) Surpris
d’une convocation aussi matinale, le cultivateur posa son outil et
marcha vers le bourg qui maintenant radiait dans les lueurs du soleil
naissant. Déjà, les Anciens, plus graves que jamais siégaient. A coté
d’eux un homme en uniforme, un garde-cercle, impassible, fumait
tranquillement sa pipe. (Musique
de cora) Naman
prit place sur une peau de mouton. Le griot du chef se leva pour
transmettre à l’assemblée la volonté des Anciens : « Les
Blancs ont envoyé un garde-cercle pour demander un homme du hameau qui
ira à la guerre dans leur pays. Les notables, après délibération, ont
décidé de désigner le jeune homme le plus représentatif de notre race
afin qu’il aille prouver à la bataille des Blancs le courage qui a
toujours caractérisé notre Manding ». (Musique
de guitare) Naman,
dont chaque soir les jeunes filles en couplets harmonieux louaient
l’imposante stature et le développement apparent des muscles, fut
d’office désigné. La douce Kadia, sa jeune femme, bouleversée par la
nouvelle, cessa soudain de piler, rangea le mortier sous le grenier et,
sans mot dire, s’enferma dans sa case pour pleurer son malheur en
sanglots étouffés. La mort lui ayant ravi son premier mari, elle ne
pouvait concevoir que les Blancs lui enlèvent Naman, celui en qui
reposaient tous ses nouveaux espoirs. (Musique
de guitare) Le
lendemain, malgré ses larmes et ses plaintes, le son grave des tam-tams
de guerre accompagna Naman au petit port du village où il s’embarqua
sur un chaland à destination du chef-lieu de cercle. La nuit, au lieu de
danser sur la place publique comme d’habitude, les jeunes filles vinrent
veiller dans l’antichambre de Naman où elles contèrent jusqu’au
matin autour d’un feu de bois. (Musique
de guitare) Plusieurs
mois s’écoulèrent sans qu’aucune nouvelle de Naman ne parvînt au
bourg. La petite Kadia s’en inquiéta si bien qu’elle eut recours à
l’expert féticheur du village voisin. Les Anciens eux-mêmes tinrent
sur le sujet un bref conciliabule secret dont rien ne transpira. (Musique
de cora) Un
jour enfin arriva au village une lettre de Naman à l’adresse de Kadia.
Celle-ci, soucieuse de la situation de son époux, se rendit la même
nuit, après de pénibles heures de marche, au chef-lieu de cercle où un
traducteur lut la missive. Naman
était en Afrique du Nord, en bonne santé et il demandait des nouvelles
de la moisson, des fêtes de la mare, des danses, de l’arbre à
palabres, du village … (Balafong.) Cette
nuit, les commères accordèrent à la jeune Kadia la faveur d’assister,
dans la cour de leur doyenne, à leurs palabres coutumières des soirs. Le
chef du village, heureux de la nouvelle, offrit un grand festin à tous
les mendiants des environs. (Balafong.) Plusieurs
mois s’écoulèrent encore et tout le monde redevenait anxieux car on ne
savait plus rien de Naman. Kadia envisageait d’aller de nouveau
consulter le féticheur lorsqu’elle reçut une deuxième lettre. Naman,
après la Corse et l’Italie, était maintenant en Allemagne et il se félicitait
d’être décoré. (Balafong.) Une
autre fois c’était une simple carte qui apprenait que Naman était fait
prisonnier des Allemands. Cette nouvelle pesa sur le village de tout son
poids. Les Anciens tinrent conseil et décidèrent que Naman était désormais
autorisé à danser le Douga, cette danse sacrée du vautour, que nul ne
danse sans avoir fait une action d’éclat, cette danse des empereurs
malinkés dont chaque pas est une étape de l’histoire du Mali. Ce fut là
une consolation pour Kadia de voir son mari élevé à la dignité des héros
du pays. (Musique
de guitare) Le
temps passa… Deux années se suivirent… Naman était toujours en
Allemagne. Il n’écrivait plus. (Musique
de guitare) Un
beau jour, le chef du village reçut de Dakar quelques mots qui annonçaient
l’arrivée prochaine de Naman. Aussitôt, les tam-tams crépitèrent. On
dansa et chanta jusqu’à l’aube. Les jeunes filles composèrent de
nouveaux airs pour sa réception car les anciens qui lui étaient dédiés
ne disaient rien du Douga, cette célèbre danse du Manding. (Tam-tams) Mais,
un mois plus tard, caporal Moussa, un grand ami de Naman, adressa cette
tragique lettre à Kadia : « C’était l’aube. Nous étions
à Tiaroye-sur-Mer. Au cours d’une grande querelle qui nous opposait à
nos chefs blancs de Dakar, une balle a trahi Naman. Il repose en terre sénégalaise. » (Musique
de guitare) En
effet, c’était l’aube. Les premiers rayons de soleil frôlant à
peine la surface de la mer doraient ses petites vagues moutonnantes .
au souffle de la brise, les palmiers, comme écœuré par ce combat
matinal, inclinaient doucement leurs troncs vers l’océan. Les corbeaux,
en bandes bruyantes, venaient annoncer aux environs, par leur croassement,
la tragédie qui ensanglantait l’aube de Tiaroye… Et, dans l’azur
incendié, juste au-dessus du cadavre de Naman, un gigantesque vautour
planait lourdement. Il semblait lui dire : « Naman !
Tu n’as pas dansé cette danse qui porte mon nom. D’autres la
danseront ». (Musique de cora)
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