Le palmier

in "Cultures Oasiennes", Youcef Nacib

 

En terre d’Islam, le palmier est un arbre familier. Il n’est pas inconnu ailleurs, certes, quand les conditions écologiques et climatiques permette sa culture puisqu’on le retrouve même en Californie. (...) Cet arbre joue le rôle de témoin et de compagnon culturel. Il est un facteur de la vie familiale et communautaire. Il y jouit d’une considération singulière pour ne pas dire d’une affection quasi parentale. Qui dit palmeraie, dit eau ; dans les zones arides, qui dit palmier, dit vie. Le Coran ne contient-il pas l’enseignement dont s’imprègne tout croyant ? En effet, on y lit : « Par cette eau, Il fait pousser pour vous les céréales, l’olivier, le palmier, la vigne et toutes sortes de fruits. En vérité, cela est certes un signe pour un peuple qui réfléchit » (s. XVI,11). (...) L’élection religieuse du palmier parmi tout le règne végétal s’exprime dans les techniques agraires traditionnelles oasiennes par mille soins entourant l’arbre noble de sa naissance à sa mort. L’agriculteur de Bou-Saada peut dresser la typologie des caractéristiques de chaque palmier de sa plantation : origine, croissance, rendement, maladies, traitement, variété, etc. Noyau enfoui ou drageon transplanté, le palmier ou son embryon fait l’objet d’attentions minutieuses. A la limite, on le traite comme une personne dont on ménagerait la sensibilité. Parmi ses palmiers, un paysan me dit un jour : « Je leur parle ! ». L’irrigation des dattiers se fait avec amour, doigté. Sagett ne dit-il pas que « celui-là doit se garder de planter le palmier qui a une mauvaise haleine et qui est d’un caractère triste » ? Il poursuit pour préciser : « Toutes les fois qu’un homme effectue cette plantation, il doit être gai et joyeux » (*) Cette disposition psychologique dans laquelle doit se trouver le phoenéciculteur rappelle la purification exigée du croyant quand il est en présence du sacral. Il n’est pas surprenant dès lors que la conscience collective oasienne associe le palmier au saint et que celui-ci pour elle soit le promoteur de celui-là.(...) A Bou-Saada, dans cette perspective, seul un homme de la trempe mystique de Sidi-Slimane pouvait entreprendre de planter le souverain des arbres. La rencontre féconde du saint homme et du saint arbre n’est pas singulière : nombreux sont les chroniqueurs musulmans qui ont relevé et la fréquence et l’harmonie de ce couple fulgurant que forment le wali et la nakhla.

(...) Les causes de la sainteté décernée au palmier sont probablement nombreuses. Retenons celles que les paysans de Bou-Saada expriment en termes implicites. Bon an, mal an, le dattier produit. Il ne réserve pas de mauvaises surprises (ma yekhdaach, il ne trahit pas). Il est un allié sûr, celui qui est au rendez-vous quand les autres vous ont lâché ! Le nombre de régime porté peut varier d’une année à l’autre : cinq au pire, quinze au mieux. Mais le paysan sait d’avance que le minimum vital, quitte à compléter avec quelque culture vivrière et un troc sporadique, est acquis. Le fait est que les deux éléments qui alimentent le palmier sont disponibles. Nous avons vu que l’oued Bou-Saada tient son eau de sources pérennes et qu’un déficit pluviométrique ne l’assèche pas ; quand au soleil, la palmeraie le reçoit à profusion douze mois sur douze. On peut donc dire que le palmier joue le rôle de stabilisateur de l’économie oasienne. Cela d’autant plus qu’il permet une agriculture à trois niveaux développée dans toutes les palmeraies et pas seulement à Bou-Saada. La production de la palmeraie est basée sur la cohabitation de cultures en escalier qui ne portent pas préjudice les unes aux autres, mais se complètent même quand elles se « portent ombrage » ! Au sommet de cette production végétale, le palmier porte ses régimes. L’arbre se détache vers le haut avec ses vingt ou vingt-cinq mètres. Entre sa frondaison et le « premier étage », près de quinze mètres, ce qui permet au soleil de pénétrer le verger. Celui-ci est constitué de figuiers, oliviers, grenadiers, abricotiers, etc. Au « rez-de-chaussée », pousse une variété extraordinaire de légumes : oignons, piments, tomates, fèves, carottes, ail, courges, etc. Ainsi, grâce au palmier, qui protège aussi l’infraculture des rayons solaires calcinants, l’agriculture de l’oasis est-elle équilibrée et régulière. La datte, certes, n’y est pas de la meilleure qualité (la degla n’est pas produite à Bou-Saada), mais elle a contribué durant des siècles à l’alimentation de la cité. Le palmier fut et demeure, somme toute, le thermostat de l’oasis. Le phénomène de régulation  équilibrante de l’économie locale et l’action lénifiante de la psychologie collective lui sont dus. Inconsciemment, le nomade pressent que la grandeur minérale du désert ne trouve ses partenaires dans les deux autres règnes qu’à travers le palmier et le chameau. Parmi les végétaux et les animaux, eux seuls, les plus grands au demeurant, peuvent être producteurs dans l’aridité et demeurer les plus fidèles compagnons de l’homme. Grâce au dattier, sa survie étant assurée, le Saharien triomphe du temps. Grâce au camelin, il maîtrise l’espace. L’histoire et la géographie des oasis passent par la palmeraie et la caravane. Ceci est valable pour Bou-Saada, mais il l’est pour toutes les zones arides et semi-arides de l’Afrique du Nord, depuis deux millénaires.

(*) Kitab-el-Filaha, rééd. Bouslama, Tunis, 1980, tome 2, p. 323 (nda)