L'orientalisme était souvent aussi très imprégné d'exotisme, de paternalisme et de racisme. Voici, à titre d'exemple, un texte extrait de l'œuvre de l'un des plus grands écrivains et poètes français du XIXe siècle, Guy de Maupassant (1850-1893) décrivant pêle-mêle, arabes, mozabites et juifs à Bou-Saada.

Le Zar'ez. Texte paru sur le journal Le Gaulois des 31 août, 20 et 27 septembre et 19 octobre 1881, et publié dans le recueil de voyage Au soleil.

   

    (...) Et soudain, à la sortie d'un nouveau défilé, j'aperçus devant moi l'oasis.
    C'est une inoubliable apparition. On vient de traverser d'interminables plaines, de franchir des montagnes aiguës, pelées, calcinées, sans rencontrer un arbre, une plante, une feuille verte, et voici, devant vous, à vos pieds, une masse opaque de verdure sombre, quelque chose comme un lac de feuillage presque noir étendu sur le sable. Puis, derrière cette grande tache, le désert recommence, s'allongeant à l'infini, jusqu'à l'insaisissable horizon, où il se mêle au ciel.
    La ville descend en pente jusqu'aux jardins.
    Quelles villes, ces cités du Sahara ! Une agglomération, un amoncellement de cubes de boue séchée au soleil. Toutes ces huttes carrées de fange durcie sont collées les unes contre les autres, de façon à laisser seulement entre leurs lignes capricieuses des espèces de galeries étroites, les rues, semblables à ces couloirs que trace un passage régulier de bêtes.
    La cité entière, d'ailleurs, cette pauvre cité de terre délayée, fait songer à des constructions d'animaux quelconques, à des habitations de castors, à des travaux informés construits sans outils, avec les moyens que la nature a laissés aux créatures d'ordre inférieur. De place en place un palmier magnifique s'épanouit à vingt pieds du sol. Puis tout à coup on entre dans une forêt dont les allées sont enfermées entre deux hauts murs d'argile. A droite, à gauche, un peuple de dattiers ouvre ses larges parasols au-dessus des jardins, abritant de son ombre épaisse et fraîche la foule délicate des arbres fruitiers. Sous la protection de ces palmes géantes que le vent agite comme de larges éventails, poussent les vignes, les abricotiers, les figuiers, les grenadiers et les légumes inestimables.
    L'eau de la rivière, gardée en de large réservoirs, est distribuée aux propriétés, comme le gaz en nos pays. Une administration sévère fait le compte de chaque habitant, qui, au moyen de rigoles, dispose de la source pendant une ou deux heures par semaine selon l'étendue de son domaine.
    On estime la fortune par tête de palmier. Ces arbres, gardiens de la vie, protecteurs des sèves, plongent sans cesse leur pied dans l'eau tandis que leur front baigne dans le feu.
    Le vallon de Bou-Saada qui amène la rivière aux jardins est merveilleux comme un paysage de rêve. Il descend, plein de dattiers, de figuiers, de grandes plantes magnifiques entre deux montagnes dont les sommets sont rouges. Tout le long du rapide cours d'eau, des femmes arabes, la tête voilée et les jambes découvertes, lavent leur linge en dansant dessus. Elles le roulent en tas dans le courant, et le battent de leurs pieds nus, en se balançant avec grâce.
    Le fleuve, le long de ce ravin, court et chante. En sortant de l'oasis, il est encore abondant ; mais le désert qui l'attend, le désert jaune et assoiffé, le boit tout à coup, aux portes des jardins, l'engloutit brusquement en ses sables stériles.
    Quand on monte sur la mosquée, au coucher du soleil, pour contempler l'ensemble de la ville, l'aspect est des plus singuliers. Les toits plats et carrés forment comme une cascade de damiers de boue ou de mouchoirs sales. Là-dessus s'agite toute la population qui grimpe sur ses huttes dès que le soir vient. Dans les rues, on ne voit personne, on n'entend rien ; mais sitôt que vous découvrez l'ensemble des toits d'un lieu élevé, c'est un mouvement extraordinaire. On prépare le souper. Des grappes d'enfants en loques blanches grouillent dans les coins ; ce paquet informe de linge sale qui représente la femme arabe du peuple fait cuire le kous-kous ou bien travaille à quelque ouvrage.
    La nuit tombe. On étend alors sur ce toit les tapis du Djebel-Amour, après avoir soigneusement chassé les scorpions qui pullulent dans ces taudis ; puis toute la famille s'endort en plein air sous l'étincelant fourmillement des astres.
    L'oasis de Bou-Saada, bien que petite, est une des plus charmantes de l'Algérie. On peut, aux environs, chasser la gazelle qu'on y rencontre en quantité. On y trouve aussi en abondance la redoutable léfaa et même la hideuse tarentule aux longues pattes, dont en voit courir l'ombre énorme, le soir, sur les murs des cases.
    On fait, en ce ksar, un commerce assez considérable, parce qu'il se trouve un peu sur la route du Mzab.
    Les Mozabites et les Juifs sont les seuls marchands, les seuls négociants, les seuls êtres industrieux de toute cette partie de l'Afrique.
    Dès qu'on avance dans le sud, la race juive se révèle sous un aspect hideux qui fait comprendre la haine féroce de certains peuples contre ces gens, et même les massacres récents. Les Juifs d'Europe, les Juifs d'Alger, les Juifs que nous connaissons, que nous coudoyons chaque jour, nos voisins et nos amis, sont des hommes du monde, instruits, intelligents, souvent charmants. Et nous nous indignons violemment quand nous apprenons que les habitants d'une petite ville inconnue et lointaine ont égorgé et noyé quelques centaines d'enfants d'Israël. Je ne m'étonne plus aujourd'hui ; car nos juifs ne ressemblent guère aux juifs de là-bas.
    A Bou-Saada, on les voit, accroupis en des tanières immondes, bouffis de graisse, sordides et guettant l'Arabe comme une araignée guette la mouche. Ils l'appellent, essaient de lui prêter cent sous contre un billet qu'il signera. L'homme sait le danger, hésite, ne veut pas. Mais le désir de boire et d'autres désirs encore le tiraillent. Cent sous représentent pour lui tant de jouissances !
    Il cède enfin, prend la pièce d'argent, et signe le papier graisseux.
    Au bout de trois mois, il devra dix francs, cent francs au bout d'un an, deux cents francs au bout de trois ans. Alors le Juif fait vendre sa terre, s'il en a une, ou sinon, son chameau, son cheval, son bourricot, tout ce qu'il possède enfin.
    Les chefs, Caïds, Aghas ou Bach'agas, tombent également dans les griffes de ces rapaces qui sont le fléau, la plaie saignante de notre colonie, le grand obstacle à la civilisation et au bien-être de l'Arabe.
    Quand une colonne française va razzier quelque tribu rebelle, une nuée de Juifs la suit, achetant à vil prix le butin qu'ils revendent aux Arabes dès que le corps d'armée s'est éloigné.
    Si l'on saisit, par exemple, six mille moutons dans une contrée, que faire de ces bêtes ? Les conduire aux villes ? Elles mourraient en route, car comment les nourrir, les faire boire pendant les deux ou trois cents kilomètres de terre nue qu'on devra traverser ? Et puis, il faudrait, pour emmener et garder un pareil convoi, deux fois plus de troupes que n'en compte la colonne.
    Alors les tuer ? Quel massacre et quelle perte ! Et puis les Juifs sont là qui demandent à acheter, à deux francs l'un, des moutons qui en valent vingt. Enfin le trésor gagnera toujours douze mille francs. On les leur cède.
    Huit jours plus tard les premiers propriétaires ont repris à trois francs par tête leurs moutons. La vengeance française ne coûte pas cher.
    Le Juif est maître de tout le sud de l'Algérie. Il n'est guère d'Arabes, en effet, qui n'aient une dette, car l'Arabe n'aime pas rendre. Il préfère renouveler son billet à cent ou deux cents pour cent. Il se croit toujours sauvé quand il gagne du temps. Il faudrait une loi spéciale pour modifier cette déplorable situation.
    Le Juif, d'ailleurs, dans tout le Sud, ne pratique guère que l'usure par tous les moyens aussi déloyaux que possible ; et les véritables commerçants sont les Mozabites. Quand on arrive dans un village quelconque du Sahara, on remarque aussitôt toute une race particulière d'hommes qui se sont emparés des affaires du pays. Eux seuls ont les boutiques ; ils tiennent les marchandises d'Europe et celles de l'industrie locale ; ils sont intelligents, actifs, commerçants dans l'âme. Ce sont les Beni-Mzab ou Mozabites. On les a surnommés les " Juifs du désert ".
    L'Arabe, le véritable Arabe, l'homme de la tente, pour qui tout travail est déshonorant, méprise le Mozabite commerçant ; mais il vient à époques fixes s'approvisionner dans son magasin ; il lui confie les objets précieux qu'il ne peut garder dans sa vie errante. Une espèce de pacte constant est établi entre eux.
    Les Mozabites ont donc accaparé tout le commerce de l'Afrique du Nord. On les trouve autant dans nos villes que dans les villages sahariens. Puis, sa fortune faite, le marchand retourne au Mzab, où il doit subir une sorte de purification avant de reprendre ses droits politiques.
    Ces Arabes, qu'on reconnaît à leur taille, plus petite et plus trapue que celle des autres peuplades, à leur face souvent plate et fort large, à leurs fortes lèvres et à leur oeil généralement enfoncé sous un sourcil droit et très fourni, sont des schismatiques musulmans. Ils appartiennent à une des trois sectes dissidentes de l'Afrique du Nord, et semblent à certains savants être les descendants actuels des derniers sectaires du kharedjisme. Le pays de ces hommes est peut-être le plus étrange de la terre d'Afrique.
    Leurs pères, chassés de Syrie par les armes du Prophète, vinrent habiter dans le Djebel-Nefoussa, à l'ouest de Tripoli de Barbarie.
    Mais, repoussés successivement de tous les points où ils s'établirent, jalousés partout à cause de leur intelligence et de leur industrie, suspectés aussi en raison de leur hétérodoxie, ils s'arrêtèrent enfin dans la contrée la plus aride, la plus brûlante, la plus affreuse de toutes. On l'appelle en arabe Hammada (échauffée) et Chebka (filet) parce qu'elle ressemble à un immense filet de rochers et de rocailles noires.
    Le pays des Mozabites est située à cent cinquante kilomètres environ de Laghouat.
    Voici comment M. le commandant Coyne, l'homme qui connaît le mieux tout le sud de l'Algérie, décrit son arrivée au Mzab dans une brochure des plus intéressantes :
    "A peu près au centre de la Chebka se trouve une sorte de cirque formé par une ceinture de roches calcaires très luisantes et à pentes très raides sur l'intérieur. Il est ouvert au nord-ouest et au sud-est par deux tranchées qui laissent passer l'Oued-Mzab. Ce cirque, d'environ dix-huit kilomètres de long sur une largeur de deux kilomètres au plus, renferme cinq des villes de la confédération du Mzab, et les terrains que cultivent exclusivement en jardins les habitants de cette vallée.
    "Vue de l'extérieur et du côté du nord et de l'est, cette ceinture de rochers offre l'aspect d'une agglomération de koubbas étagées, les unes au-dessus des autres, sans aucune espèce d'ordre ; on dirait une immense nécropole arabe. La nature elle-même parait morte. Là, aucune trace de végétation ne repose l'oeil ; les oiseaux de proie eux-mêmes semblent fuir ces régions désolées. Seuls les rayons d'un implacable soleil se reflètent sur ces murailles de rochers d'un blanc grisâtre et produisent par les ombres qu'ils portent, des dessins fantastiques.
    "Aussi quel n'est pas l'étonnement, je dirai même l'enthousiasme du voyageur lorsque, arrivé sur la crête de cette ligne de rochers, il découvre dans l'intérieur du cirque cinq villes populeuses entourées de jardins d'une végétation luxuriante, se découpant en vert sombre sur les fonds rougeâtres du lit de l'Oued-Mzab.
    "Autour de lui, le désert dénudé, la mort ; à ses pieds, la vie et les preuves évidentes d'une civilisation avancée."
    Le Mzab est une république ou plutôt une commune dans le genre de celle que tentèrent d'établir les révolutionnaires parisiens en 1871.
    Personne au Mzab n'a le droit de rester inactif ; et l'enfant, dès qu'il peut marcher et porter quelque chose, aide son père à l'arrosage des jardins, qui forme la constante et la plus grande occupation des habitants. Du matin au soir, le mulet ou le chameau tire dans le seau de cuir l'eau déversée ensuite dans une rigole ingénieusement organisée de façon que pas une goutte du précieux liquide ne soit perdue.
    Le Mzab compte en outre un grand nombre de barrages pour emmagasiner les pluies. Il est donc infiniment plus avancé que notre Algérie.
    La pluie ! c'est le bonheur, l'aisance assurée, la récolte sauvée pour le Mozabite ; aussi, dès qu'elle tombe, une espèce de folie s'empare des habitants. Ils sortent par les rues, tirent des coups de fusil, chantent, courent aux jardins, à la rivière qui se remet à couler, et aux digues, dont l'entretien est assuré par chaque citoyen. Dès qu'une digue est menacée, tout le monde doit s'y porter.
    Et ces gens-là, par leur travail constant, leur industrie et leur sagesse, ont fait, de la partie la plus sauvage et la plus désolée du Sahara, un pays vivant, planté, cultivé, où sept villes prospères s'étalent au soleil. Aussi le Mozabite est-il jaloux de sa patrie, il en défend autant que possible l'entrée aux Européens. Dans certaines Villes, comme Beni-Isguem, nul étranger n'a le droit de coucher même une seule nuit.
    La police est faite par tout le monde. Personne ne refuserait de prêter main-forte en cas de besoin. Il n'y a en ce pays ni pauvres ni mendiants. Les nécessiteux sont nourris par leur fraction.
    Presque tout le monde sait lire et écrire.
    On voit partout des écoles, des établissements communaux considérables. Et beaucoup de Mozabites, après avoir passé quelque temps dans nos villes, reviennent chez eux, sachant le français, l'italien et l'espagnol.
    La brochure du commandant Coyne contient sur ce curieux petit peuple un nombre infini de surprenants détails.
    A Bou-Saada, comme dans toutes les oasis et toutes les villes, ce sont les Mozabites qui font le commerce, les échanges, tiennent des boutiques de toute espèce et se livrent à toutes les professions.
    Après quatre jours passés dans cette petite cité saharienne, je suis reparti pour la côte.
    Les montagnes qu'on rencontre en se dirigeant vers le littoral ont un singulier aspect. Elles ressemblent à de monstrueux châteaux forts qui auraient des kilomètres de créneaux. Elles sont régulières, carrées, entaillées d'une façon mathématique. La plus haute est plate, et paraît inaccessible. Sa forme l'a fait surnommer "le Billard". Peu de temps avant mon arrivée, deux officiers avaient pu l'escalader pour la première fois. Ils ont trouvé sur le sommet deux énormes citernes romaines.