(...) Et soudain, à
la sortie d'un nouveau défilé, j'aperçus devant moi l'oasis.
C'est une inoubliable apparition. On vient de
traverser d'interminables plaines, de franchir des montagnes aiguës, pelées,
calcinées, sans rencontrer un arbre, une plante, une feuille verte, et
voici, devant vous, à vos pieds, une masse opaque de verdure sombre,
quelque chose comme un lac de feuillage presque noir étendu sur le sable.
Puis, derrière cette grande tache, le désert recommence, s'allongeant à
l'infini, jusqu'à l'insaisissable horizon, où il se mêle au ciel.
La ville descend en pente jusqu'aux jardins.
Quelles villes, ces cités du Sahara ! Une
agglomération, un amoncellement de cubes de boue séchée au soleil.
Toutes ces huttes carrées de fange durcie sont collées les unes contre
les autres, de façon à laisser seulement entre leurs lignes capricieuses
des espèces de galeries étroites, les rues, semblables à ces couloirs
que trace un passage régulier de bêtes.
La cité entière, d'ailleurs, cette pauvre cité
de terre délayée, fait songer à des constructions d'animaux
quelconques, à des habitations de castors, à des travaux informés
construits sans outils, avec les moyens que la nature a laissés aux créatures
d'ordre inférieur. De place en place un palmier magnifique s'épanouit à
vingt pieds du sol. Puis tout à coup on entre dans une forêt dont les
allées sont enfermées entre deux hauts murs d'argile. A droite, à
gauche, un peuple de dattiers ouvre ses larges parasols au-dessus des
jardins, abritant de son ombre épaisse et fraîche la foule délicate des
arbres fruitiers. Sous la protection de ces palmes géantes que le vent
agite comme de larges éventails, poussent les vignes, les abricotiers,
les figuiers, les grenadiers et les légumes inestimables.
L'eau de la rivière, gardée en de large réservoirs,
est distribuée aux propriétés, comme le gaz en nos pays. Une
administration sévère fait le compte de chaque habitant, qui, au moyen
de rigoles, dispose de la source pendant une ou deux heures par semaine
selon l'étendue de son domaine.
On estime la fortune par tête de palmier. Ces
arbres, gardiens de la vie, protecteurs des sèves, plongent sans cesse
leur pied dans l'eau tandis que leur front baigne dans le feu.
Le vallon de Bou-Saada qui amène la rivière aux
jardins est merveilleux comme un paysage de rêve. Il descend, plein de
dattiers, de figuiers, de grandes plantes magnifiques entre deux montagnes
dont les sommets sont rouges. Tout le long du rapide cours d'eau, des
femmes arabes, la tête voilée et les jambes découvertes, lavent leur
linge en dansant dessus. Elles le roulent en tas dans le courant, et le
battent de leurs pieds nus, en se balançant avec grâce.
Le fleuve, le long de ce ravin, court et chante.
En sortant de l'oasis, il est encore abondant ; mais le désert qui
l'attend, le désert jaune et assoiffé, le boit tout à coup, aux portes
des jardins, l'engloutit brusquement en ses sables stériles.
Quand on monte sur la mosquée, au coucher du
soleil, pour contempler l'ensemble de la ville, l'aspect est des plus
singuliers. Les toits plats et carrés forment comme une cascade de
damiers de boue ou de mouchoirs sales. Là-dessus s'agite toute la
population qui grimpe sur ses huttes dès que le soir vient. Dans les
rues, on ne voit personne, on n'entend rien ; mais sitôt que vous découvrez
l'ensemble des toits d'un lieu élevé, c'est un mouvement extraordinaire.
On prépare le souper. Des grappes d'enfants en loques blanches grouillent
dans les coins ; ce paquet informe de linge sale qui représente la
femme arabe du peuple fait cuire le kous-kous ou bien travaille à quelque
ouvrage.
La nuit tombe. On étend alors sur ce toit les
tapis du Djebel-Amour, après avoir soigneusement chassé les scorpions
qui pullulent dans ces taudis ; puis toute la famille s'endort en
plein air sous l'étincelant fourmillement des astres.
L'oasis de Bou-Saada, bien que petite, est une des
plus charmantes de l'Algérie. On peut, aux environs, chasser la gazelle
qu'on y rencontre en quantité. On y trouve aussi en abondance la
redoutable léfaa et même la hideuse tarentule aux longues pattes, dont
en voit courir l'ombre énorme, le soir, sur les murs des cases.
On fait, en ce ksar, un commerce assez considérable,
parce qu'il se trouve un peu sur la route du Mzab.
Les Mozabites et les Juifs sont les seuls
marchands, les seuls négociants, les seuls êtres industrieux de toute
cette partie de l'Afrique.
Dès qu'on avance dans le sud, la race juive se révèle
sous un aspect hideux qui fait comprendre la haine féroce de certains
peuples contre ces gens, et même les massacres récents. Les Juifs
d'Europe, les Juifs d'Alger, les Juifs que nous connaissons, que nous
coudoyons chaque jour, nos voisins et nos amis, sont des hommes du monde,
instruits, intelligents, souvent charmants. Et nous nous indignons
violemment quand nous apprenons que les habitants d'une petite ville
inconnue et lointaine ont égorgé et noyé quelques centaines d'enfants
d'Israël. Je ne m'étonne plus aujourd'hui ; car nos juifs ne
ressemblent guère aux juifs de là-bas.
A Bou-Saada, on les voit, accroupis en des tanières
immondes, bouffis de graisse, sordides et guettant l'Arabe comme une
araignée guette la mouche. Ils l'appellent, essaient de lui prêter cent
sous contre un billet qu'il signera. L'homme sait le danger, hésite, ne
veut pas. Mais le désir de boire et d'autres désirs encore le
tiraillent. Cent sous représentent pour lui tant de jouissances !
Il cède enfin, prend la pièce d'argent, et signe
le papier graisseux.
Au bout de trois mois, il devra dix francs, cent
francs au bout d'un an, deux cents francs au bout de trois ans. Alors le
Juif fait vendre sa terre, s'il en a une, ou sinon, son chameau, son
cheval, son bourricot, tout ce qu'il possède enfin.
Les chefs, Caïds, Aghas ou Bach'agas, tombent également
dans les griffes de ces rapaces qui sont le fléau, la plaie saignante de
notre colonie, le grand obstacle à la civilisation et au bien-être de
l'Arabe.
Quand une colonne française va razzier quelque
tribu rebelle, une nuée de Juifs la suit, achetant à vil prix le butin
qu'ils revendent aux Arabes dès que le corps d'armée s'est éloigné.
Si l'on saisit, par exemple, six mille moutons
dans une contrée, que faire de ces bêtes ? Les conduire aux villes ?
Elles mourraient en route, car comment les nourrir, les faire boire
pendant les deux ou trois cents kilomètres de terre nue qu'on devra
traverser ? Et puis, il faudrait, pour emmener et garder un pareil
convoi, deux fois plus de troupes que n'en compte la colonne.
Alors les tuer ? Quel massacre et quelle
perte ! Et puis les Juifs sont là qui demandent à acheter, à deux
francs l'un, des moutons qui en valent vingt. Enfin le trésor gagnera
toujours douze mille francs. On les leur cède.
Huit jours plus tard les premiers propriétaires
ont repris à trois francs par tête leurs moutons. La vengeance française
ne coûte pas cher.
Le Juif est maître de tout le sud de l'Algérie.
Il n'est guère d'Arabes, en effet, qui n'aient une dette, car l'Arabe
n'aime pas rendre. Il préfère renouveler son billet à cent ou deux
cents pour cent. Il se croit toujours sauvé quand il gagne du temps. Il
faudrait une loi spéciale pour modifier cette déplorable situation.
Le Juif, d'ailleurs, dans tout le Sud, ne pratique
guère que l'usure par tous les moyens aussi déloyaux que possible ;
et les véritables commerçants sont les Mozabites. Quand on arrive dans
un village quelconque du Sahara, on remarque aussitôt toute une race
particulière d'hommes qui se sont emparés des affaires du pays. Eux
seuls ont les boutiques ; ils tiennent les marchandises d'Europe et
celles de l'industrie locale ; ils sont intelligents, actifs, commerçants
dans l'âme. Ce sont les Beni-Mzab ou Mozabites. On les a surnommés les
" Juifs du désert ".
L'Arabe, le véritable Arabe, l'homme de la tente,
pour qui tout travail est déshonorant, méprise le Mozabite commerçant ;
mais il vient à époques fixes s'approvisionner dans son magasin ;
il lui confie les objets précieux qu'il ne peut garder dans sa vie
errante. Une espèce de pacte constant est établi entre eux.
Les Mozabites ont donc accaparé tout le commerce
de l'Afrique du Nord. On les trouve autant dans nos villes que dans les
villages sahariens. Puis, sa fortune faite, le marchand retourne au Mzab,
où il doit subir une sorte de purification avant de reprendre ses droits
politiques.
Ces Arabes, qu'on reconnaît à leur taille, plus
petite et plus trapue que celle des autres peuplades, à leur face souvent
plate et fort large, à leurs fortes lèvres et à leur oeil généralement
enfoncé sous un sourcil droit et très fourni, sont des schismatiques
musulmans. Ils appartiennent à une des trois sectes dissidentes de
l'Afrique du Nord, et semblent à certains savants être les descendants
actuels des derniers sectaires du kharedjisme. Le pays de ces hommes est
peut-être le plus étrange de la terre d'Afrique.
Leurs pères, chassés de Syrie par les armes du
Prophète, vinrent habiter dans le Djebel-Nefoussa, à l'ouest de Tripoli
de Barbarie.
Mais, repoussés successivement de tous les points
où ils s'établirent, jalousés partout à cause de leur intelligence et
de leur industrie, suspectés aussi en raison de leur hétérodoxie, ils
s'arrêtèrent enfin dans la contrée la plus aride, la plus brûlante, la
plus affreuse de toutes. On l'appelle en arabe Hammada (échauffée) et
Chebka (filet) parce qu'elle ressemble à un immense filet de rochers et
de rocailles noires.
Le pays des Mozabites est située à cent
cinquante kilomètres environ de Laghouat.
Voici comment M. le commandant Coyne, l'homme qui
connaît le mieux tout le sud de l'Algérie, décrit son arrivée au Mzab
dans une brochure des plus intéressantes :
"A peu près au centre de la Chebka se trouve
une sorte de cirque formé par une ceinture de roches calcaires très
luisantes et à pentes très raides sur l'intérieur. Il est ouvert au
nord-ouest et au sud-est par deux tranchées qui laissent passer l'Oued-Mzab.
Ce cirque, d'environ dix-huit kilomètres de long sur une largeur de deux
kilomètres au plus, renferme cinq des villes de la confédération du
Mzab, et les terrains que cultivent exclusivement en jardins les habitants
de cette vallée.
"Vue de l'extérieur et du côté du nord et
de l'est, cette ceinture de rochers offre l'aspect d'une agglomération de
koubbas étagées, les unes au-dessus des autres, sans aucune espèce
d'ordre ; on dirait une immense nécropole arabe. La nature elle-même
parait morte. Là, aucune trace de végétation ne repose l'oeil ;
les oiseaux de proie eux-mêmes semblent fuir ces régions désolées.
Seuls les rayons d'un implacable soleil se reflètent sur ces murailles de
rochers d'un blanc grisâtre et produisent par les ombres qu'ils portent,
des dessins fantastiques.
"Aussi quel n'est pas l'étonnement, je dirai
même l'enthousiasme du voyageur lorsque, arrivé sur la crête de cette
ligne de rochers, il découvre dans l'intérieur du cirque cinq villes
populeuses entourées de jardins d'une végétation luxuriante, se découpant
en vert sombre sur les fonds rougeâtres du lit de l'Oued-Mzab.
"Autour de lui, le désert dénudé, la mort ;
à ses pieds, la vie et les preuves évidentes d'une civilisation avancée."
Le Mzab est une république ou plutôt une commune
dans le genre de celle que tentèrent d'établir les révolutionnaires
parisiens en 1871.
Personne au Mzab n'a le droit de rester inactif ;
et l'enfant, dès qu'il peut marcher et porter quelque chose, aide son père
à l'arrosage des jardins, qui forme la constante et la plus grande
occupation des habitants. Du matin au soir, le mulet ou le chameau tire
dans le seau de cuir l'eau déversée ensuite dans une rigole ingénieusement
organisée de façon que pas une goutte du précieux liquide ne soit
perdue.
Le Mzab compte en outre un grand nombre de
barrages pour emmagasiner les pluies. Il est donc infiniment plus avancé
que notre Algérie.
La pluie ! c'est le bonheur, l'aisance assurée,
la récolte sauvée pour le Mozabite ; aussi, dès qu'elle tombe, une
espèce de folie s'empare des habitants. Ils sortent par les rues, tirent
des coups de fusil, chantent, courent aux jardins, à la rivière qui se
remet à couler, et aux digues, dont l'entretien est assuré par chaque
citoyen. Dès qu'une digue est menacée, tout le monde doit s'y porter.
Et ces gens-là, par leur travail constant, leur
industrie et leur sagesse, ont fait, de la partie la plus sauvage et la
plus désolée du Sahara, un pays vivant, planté, cultivé, où sept
villes prospères s'étalent au soleil. Aussi le Mozabite est-il jaloux de
sa patrie, il en défend autant que possible l'entrée aux Européens.
Dans certaines Villes, comme Beni-Isguem, nul étranger n'a le droit de
coucher même une seule nuit.
La police est faite par tout le monde. Personne ne
refuserait de prêter main-forte en cas de besoin. Il n'y a en ce pays ni
pauvres ni mendiants. Les nécessiteux sont nourris par leur fraction.
Presque tout le monde sait lire et écrire.
On voit partout des écoles, des établissements
communaux considérables. Et beaucoup de Mozabites, après avoir passé
quelque temps dans nos villes, reviennent chez eux, sachant le français,
l'italien et l'espagnol.
La brochure du commandant Coyne contient sur ce
curieux petit peuple un nombre infini de surprenants détails.
A Bou-Saada, comme dans toutes les oasis et toutes
les villes, ce sont les Mozabites qui font le commerce, les échanges,
tiennent des boutiques de toute espèce et se livrent à toutes les
professions.
Après quatre jours passés dans cette petite cité
saharienne, je suis reparti pour la côte.
Les montagnes qu'on rencontre en se dirigeant vers
le littoral ont un singulier aspect. Elles ressemblent à de monstrueux châteaux
forts qui auraient des kilomètres de créneaux. Elles sont régulières,
carrées, entaillées d'une façon mathématique. La plus haute est plate,
et paraît inaccessible. Sa forme l'a fait surnommer "le
Billard". Peu de temps avant mon arrivée, deux officiers avaient pu
l'escalader pour la première fois. Ils ont trouvé sur le sommet deux énormes
citernes romaines. |