Le Pays de la soif
1869

Eugène Fromentin

Peintre et écrivain français (1820-1876)

Il voyagea en Algérie et en Egypte et rapporta de nombreux dessins, toiles ainsi que des receuils de souvenir, dont une année dans le Sahel (1858)

 

Un été dans le Sahara

Le docteur T nous précédait au galop de son cheval boiteux, tout en chantant languissamment la chanson pseudo-arabe et nouvelle encore de Khedoudja ; il arriva le premier sur le pont, se découvrit et nous cria : " messieurs, ici on salue ! ". Est-il vrai que la première colonne militaire qui ait, en 1844, franchi ce pont célèbre, se soit arrêtée par un mouvement de subite admiration, et que les musiques se soient mises à jouer d' enthousiasme ? Je ne sais là-dessus que ce qu' on m'en a dit ; mais, ce soir-là, le spectacle que j'avais sous les yeux m'eût fait croire à cette tradition. Les palmiers, les premiers que je voyais ; ce petit village couleur d'or, enfoui dans des feuillages verts déjà chargés des fleurs blanches du printemps ; une jeune fille qui venait à nous, en compagnie d'un vieillard, avec le splendide costume rouge et les riches colliers du désert, portant une amphore de grés sur sa hanche nue ; cette première fille à la peau blonde, belle et forte d' une jeunesse précoce, encore enfant et déjà femme ; ce vieillard abattu, mais non défiguré par une vieillesse hâtive ; tout le désert m'apparaissant ainsi sous toutes ses formes, dans toutes ses beautés et dans tous ses emblèmes ; c'était, pour la première, une étonnante vision. Ce qu'il y avait surtout d'incomparable, c'était le ciel : le soleil allait se coucher et dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du grand rideau noir étendu sur nos têtes, et rangés comme une frange d' écume au bord d'une mer troublée. Au delà commençait l'azur ; et alors, à des profondeurs qui n'avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu. Des brises chaudes montaient, avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne, du fond de ce village en fleurs; les dattiers, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d'or dans leurs palmes ; et l'on entendait courir, sous la forêt paisible, des bruits d'eau mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d'oiseaux, à des sons de flûte. En même temps un muezzin, qu'on ne voyait pas, se mit à chanter la prière du soir, la répétant quatre fois aux quatre points de l'horizon, et sur un mode si passionné, avec de tels accents, que tout semblait se taire pour l'écouter.