Il va produire une peinture
de l’enracinement, de la passion et de l’approfondissement de cette réalité
algérienne si malmenée par l’exotisme orientaliste avec tout ce
qu’il colporte et traîne derrière lui de relents coloniaux et
d’arrangements paternalistes qui édulcorent le réel et le badigeonnent
de couleurs exacerbées, rutilantes et criardes.
Certes, tous
les orientalistes n’ont pas été dupes ni aveuglés par le soleil, mais
Edouard Verschaffelt a pris à contre-pied l’orientalisme académique,
colonial ou pleurnichard. Elève de l’Ecole des Beaux-Arts d’Anvers,
il porte en lui, dès le départ, les traces ineffaçables de la peinture
flamande ; et l’attirance viscérale par l’impressionnisme.
Arrivé
en Algérie avec son épouse, il est porteur de ces deux héritages
fabuleux. C’est pourquoi il ne tombera pas dans le piège de
l’orientalisme béat devant tant de soleil, de splendeur et de misères
de l’Algérie de l’époque. D’autant plus, qu’à la différence
des autres orientalistes attirés par l’Afrique du Nord, de façon
douteuse et confuse, Edouard Verschaffelt vient en Algérie en 1919 pour
fuir l’occupation allemande de la Belgique durant la Première Guerre
mondiale. Il s’installe dans le pays avec son épouse et éprouve tout
de suite une fascination pour Bou Saâda qu’il adopte d’emblée et où
il perd très vite sa femme qui y décède. Bou Saâda était, à l’époque,
le « fief » de Dinet qui est l’orientaliste du coin et une
sorte de notable de la ville d’autant plus qu’il s’est converti -
sincèrement ou ostentatoirement ? - à l’Islam ; ce qui lui
donne une aura extraordinaire auprès de la population autochtone. Edouard
Verschaffelt rencontre tout de suite Dinet, mais le courant ne passe pas
entre les deux hommes.Apparemment, le
peintre belge n’apprécie pas le peintre français, ni du point de vue
artistique ni du point de vue humain. Si Dinet s’est incrusté à Bou Saâda,
qu’il s’est « converti » à l’Islam, qu’il partage sa
vie avec un habitant de la ville, de race noire et qu’il
perpétue la tradition répétitive de l’orientalisme scholastique ;
Edouard Verschaffelt va vivre à Bou Saâda. C’est ainsi qu’après la
mort de son épouse flamande, il va se marier avec une Algérienne du cru
de la tribu des Ouled Sidi Brahim, avec laquelle il aura deux enfants et
vivra une passion extraordinaire qui apparaît dans les multiples tableaux
qu’il
lui consacre sa vie durant.
Verschaffelt
va avoir, ainsi, des liens de sang avec cette Algérie qu’il va peindre
de l’intérieur jusqu’à ce qu’il y meure et qu’il y soit enterré
en 1955. On peut appliquer à ce peintre authentiquement bou saâdien
cette réflexion d’Albert Camus sur certains peintres orientalistes, très
rares, il est vrai ! « L’Algérie ne devait pas, apparemment,
être leur patrie, et cependant, depuis que ces terres sont ouvertes à
l’Occident, les peintres n’ont cessé d’y faire leur pèlerinage. Il
en est qui n’ont jamais pu se détacher de cette nature et qui ont fini
par y mourir au terme d’une lutte épuisante pour en forcer le secret. »
Edouard Verschaffelt épousera Bou Saâda et Bou Saâda l’épousera
parce qu’il va y fonder une famille et une peinture qui fera école,
bien que l’homme laïque fervent et solitaire convaincu vivra retiré,
se vouant à sa famille et à sa peinture. Loin des ors et des mondanités
coloniales qui plaisaient tant à Dinet dont certains responsables
politiques algériens ont grossi l’importance parce qu’il se serait
converti à l’Islam. Souvent les peintres orientalistes ont été des
peintres coloniaux d’une façon consciente ou inconsciente et ont mis en
branle l’encerclement des corps, des architectures, des lumières, de la
nature et des scènes de la vie quotidienne fantasmés, en les bourrant de
leurs propres signes, de leurs propres lubricités (ah, le thème des
odalisques alanguies !) et de leurs propres préjugés souvent
pitoyables, et dont le résultat final est l’éclatement de l’Autre,
l’indigène, dans une confusion étourdissante mêlant misérabilisme,
couleur locale, exotisme et voyeurisme. Tout cela, bien évidemment, démuni
de toute métaphysique.
Edouard
Verschaffelt évitera ce piège parce qu’il s’engagera, s’enfoncera
même dans cette Algérie à l’époque, mater dolorosa, de la
colonisation française. Sa peinture sera sublimée par cet ancrage et par
l’héritage flamand et impressionniste qu’il ne reniera jamais et
qu’on verra se déployer fastueusement dans ses grandes toiles : Légende
d’Antar, Madone musulmane, Jeune mauresque au chevreau, La Caravane, Intérieur
de Bou Saâda et Rue dans la Kasba d’Alger ; et plus intimement
(dans le sens intimiste du terme) : plusieurs portraits superbes de
femmes (surtout la sienne) et d’enfants de Bou Saâda. Pierre Fontaine
écrira à son sujet, d’une façon très pertinente : « Il a
su conserver la bonne mesure entre le trop léché d’un Dinet et
l’abstraction picturale moderne. » En effet, Edouard Verschaffelt
ne peint pas la lumière, mais il jette sur ses tableaux une sorte de
poussière dorée et ainsi il évite ce semblant de réalisme qui a
tellement imprégné la peinture orientaliste. Dinet et d’autres
peintres « officiels » (Dinet était très lié au ministère
de l’Intérieur français) ont jeté de l’ombre sur ce peintre
grandiose et vrai, qui voulait vivre à l’ombre de ses toiles dans
lesquelles il mettait tout ce qu’il avait en lui de lumineux et
d’authentiquement algérien.
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