Colette à Bou-Saâda

Fille du capitaine Colette et de Sidonie Landoy («Sido»), Colette conservera toujours de son enfance campagnarde un amour et une compréhension presque instinctive des animaux et de la nature.
À vingt ans, elle épouse un homme de lettres à la mode, de quatorze ans son aîné, Henri Gauthier-Villars, dit Willy. Celui-ci l'invite à romancer ses souvenirs d'enfance, en collaboration avec lui, et publie sous son propre nom les premières oeuvres de Colette; c'est la célèbre série des Claudine (1900-1903), avec Claudine à l'école, Claudine à Paris, Claudine en ménage et Claudine s'en va.
En 1904, c'est la rupture et le passage à «Colette, auteur»: elle signe sous nom Dialogues de bêtes. Son divorce, prononcé en 1906, lui inspire la Retraite sentimentale (1907). Alors qu'elle mène une vie dispersée, épuisante, dans le cadre du music-hall, en jouant de la pantomime, Colette retrouve la sérénité et la plénitude.

Entre 1908 et 1914, elle publie des ouvrages qui sont autant de méditations sur la solitude : les Vrilles de la vigne (1908), la Vagabonde (1910), l'Entrave (1913). Elle s'est remariée en 1912 avec un homme politique, Henry de Jouvenel; leur fille, Bel-Gazou, naît en 1913.
Arrive la Première Guerre mondiale: Colette publie dans divers journaux, le Matin, le Figaro, la Vie parisienne, ... des articles brillants, contes, chroniques et comptes rendus de théâtre. Réunis, ces textes seront publiés dans plusieurs recueils: Dans la foule, Aventures quotidiennes et les Heures longues.
La paix revenue, elle poursuit son oeuvre en puisant dans sa vie, dans l'expérience de ses mariages, dans le spectacle de la nature et dans l'amour les thèmes de ses ouvrages romanesques. C'est l'époque où elle publie des ouvrages à contenu psychologique, tels Chéri (1920) et la Fin de Chéri (1926), sur les heurts du couple; le Blé en herbe (1923), sur les désarrois de l'adolescence; la Chatte (1933) et Duo (1934), sur les tourments de la jalousie, la Naissance du jour (1928), sur le renoncement. On sent, dans ces oeuvres, l'expérience vécue, et l'observation attentive du monde qui entoure l'auteur, et surtout, à partir de l'enfance resongée (la Maison de Claudine, 1922), de ses fééries et de ses nostalgies (Sido, 1930), la double quête, jamais interrompue, de l'identité et de la liberté: Colette sera éternellement l'Ingénue libertine (1903) et la Vagabonde (1910).
En 1935, Colette épouse, en troisièmes noces, l'écrivain Maurice Goudeket, s'installe au coeur même de Paris, au Palais-Royal. Élue membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (1936), elle poursuit son oeuvre en révélant de nouvelles facettes de son talent : l'espièglerie de la femme enfant (Gigi, 1944), la moraliste avec l'Étoile Vesper (1947), le Fanal. Nommée membre de l'académie Goncourt en 1945, elle meurt en pleine gloire littéraire, le 3 avril 1954, à Paris.
Après sa mort a paru sa correspondance, notamment Lettres de la vagabonde (1961) et Lettres au petit corsaire (1963).

 

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FLEUR DU DESERT

 

Nous l’avions remarquée en entrant à Bou-Saâda, à l’heure où le coucher du soleil pose, sur la montagne la plus proche, une
couleur d’un violet soudain, et sur la plus lointaine un rose aussi pâle que le rose d’un fer rouge en plein jour. La fatigue, l’admiration, trois cents kilomètres de désert déroulés à nos yeux ignorants, le sirocco, l’espace irisé derrière un rideau de sable suspendu, faisaient de nous des créatures éblouies et crédules. La même exclamation, jaillie de nos lèvres salées de poussière, saluait le crépuscule bref et la réverbération rose, arrachée par un ciel presque nocturne à des sables eux- mêmes rosés et plus lumineux que lui, les fusées de lauriers en fleurs, le vert ardent de la palmeraie et la forme rafraîchissante, en jet d’eau épanoui, des palmiers,
- le vol empêtré et puissant d’un charognard énorme, le fil d’une source hors d’un mont calciné, la gaze, comme scintillante d’eau, d’une sauterelle à envergure d’hirondelle...

La petite fille que nous avions remarquée se tenait assise contre un mur éboulé d’argile crue, quelques cubes moulés à la main, à demi effrités et fondus, ce qui demeure d’un logis indigène après une courte pluie et une longue sécheresse. Elle pouvait compter cinq ans d’âge, et resplendissait de coquetterie mélancolique. Ses chevilles de biche, croisées, jouaient dans des khalkhals d’argent grossier; à ses bras tintaient des fils ton de métal, et nous touchâmes, avec une curiosité de barbares, ses petits pieds encroûtés de la vase du ruisseau, ses mains précieuses jamais lavées, brunies de henné. Elle avait de grands sourcils démesurés, peints en noir vif sur son front, un bouche fière aux commissures charnues, bien endentée, et des yeux sans âge, langoureux entre les cils épaissis de fard. Une étoile bleue marquait chaque ronde pommette, une flèche bleue divisait le menton. Des signes bleus, groupés, prolongement entre les yeux la ligne des sourcils. Un haillon rougeâtre, tordu sur les cheveux, laissait voir deux minuscules tresses poussiéreuses, arrondies sur l’oreille en cornes de bélier; d’autres lambeaux de cotonnade livraient aux regards ici un genou délié, là un flanc creux de petit lévrier. Le talus éboulé imitait exactement le ton de sa peau, un jaune clair mystérieusement mêlé de rose, et la petite fille immobile semblait née l’instant d’avant, fraîchement pétrie d’argile blonde, modelée d’une poignée de désert.
Elle tendit une main, quémanda d’une voix aigue, eu arabe. La monnaie nous manquait, pourtant Daurces retrouva une pièce de vingt-cinq centimes, non trouée, sur laquelle se refermèrent les doigts teints de henné.
- Saha! Saha!
Sur ce remerciement la fillette bondit et courut, levant sur ses talons deux ailes de poussière ensoleillée. Elle se retourna une seule fois, pour remercier de la main, avec une grâce impérieuse. Le lendemain, dans Le jardin du Petit-Sahara, nous attendions le repas, creusés et défaits par les promenades obligatoires à la pauvre mosquée, à La rivière fétide et fleurie où les hommes lavent le linge en amont, les femmes en aval des hommes, les juifs en aval des femmes; aux façonniers de chaussures hautes, dont la tige brodée de laine étreint la jambe; à Ben-Grada qui vend des tapis, des bracelets, des nerfs de boeuf gainés de cuir orange, mais qui donne ses fleurs, ses cigarettes parfumées et son café dans des coquilles de porcelaine; à Zorah qui danse nue mais ne quitte ni ses voiles de tête ni ses joyaux...

Une petite main brune passa entre les barreaux de la grille et tendit vers nous une pièce de vingt-cinq centimes non trouée. Une voix enfantine glouglouta de l’arabe, les yeux et les dents de La fillette au: Saha! Saha! étincelaient de l’autre côté de la clôture...
- Oh! c’est la même charmante petite! Que veux-tu? Ahmed, qu’est-ce qu’elle demande?
- Elle rend la pièce, dit Ahmed, guide en burnous. Elle veut une monnaie du pays.
- C’est trop juste, dit Daurces.
Il reprit la pièce et donna à la fleur du désert un beau jeton d’Alger, large comme un souci, frappé des deux palmiers, un jeton neuf de deux sous, fait pour éblouir une enfant sauvage.
Les petits doigts colorés ne se refermèrent pas sur le jeton, et Saha, Saha fit entendre derechef son roucoulement de gorge...
- Que c’est joli, cette chanson de ramier un peu enroué! Non, Ahmed, ne la chasse pas, laisse, que nous l’écoutions... Qu’est-ce qu’elle dit? C’est un remerciement?
- Elle dit, expliqua placidement Ahmed, qu’il lui revient encore trois sous...

 

AHMED

 

- Ahmed, tu n’oublies pas de venir à neuf heures ce soir?
- Non, ms’ié.
- Et tu nous mènes chez Fatma?
- Oui, m’sié.
- Fatma ou peut-être Zorah ou Yamina ou Aicha... Tu vois qui je veux dire? Une fille qui a dansé pour moi l’an passé, une fille magnifique, tu sais, qui est grosse d’ici, grosse de là...
Ahmed interrompt d’un signe notre compagnon et baisse discrètement, sur ses prunelles couleur de café foncé, ses paupières couleur de café clair. Il est tout jeune et retors. Ses grands yeux ne parlent pas, mais sa bouche de quinze ans sait grimacer à l’européenne pour exprimer la ruse, le dédain, la moquerie, et sourire trop. Ce n’est pas sa faute. Il guette les touristes, les guide, écoute de basses plaisanteries de banlieusards qui se paient maintenant trois jours de désert comme autrefois un après-midi de canotage sur la Marne... Il se frotte à nos défauts, à nos ridicules. Il les imiterait, si le burnous ne contraignait à la majesté orientale son corps d’adolescent maigre.
- Tu peux t’en aller, Ahmed.
Il s’en va, ou plutôt il parait s’en aller. Un pli de sable rose absorbe son burnous qui prit au désert sa couleur de tourterelle. Nous sommes libres d’aller sans lui boire de l’anis près de la place du Marché, acheter sans lui des cartes postales sous une sorte de hangar ouvert où l’on vend aussi des alcools de fantaisie, des bidons d’essence et du tabac. Nous pouvons, sans lui, regarder passer les troupeaux de moutons qui vont vers l’étable, et plaindre les brebis exténuées qui mettent bas sur la route en marchant... Nous n’avons pas besoin de lui pour grimper, au-dessus de la petite mosquée humble et sombre, sur la plus haute terrasse d’argile sèche; de là nous savons sans guide jeter au hasard, sur une case du damier de terrasses étalé à nos pieds, des pièces d’argent et de nickel, dont le tintement fait surgir quelque enfant nu, quelque jeune fille dévoilée qui détourne, à notre vue, ses joues étoilées de bleu.
Nous n’avons pas besoin d’Ahmed, mais il est partout à nos côtés. Couché dans l’ombre courte d’un mur fondu par les dernières pluies, visible entre les palmes rigides, épaisses, nourrie d’une eau souterraine; collé mollement à la grille du jardin qui cerne l’hôtel, Ahmed, inquiet, doute jusqu’au soir des Francs sans foi.
Il reparaît officiellement à l’heure où les tambours comptent, derrière les portes closes, des pulsations inégales et infatigables, comme un coeur anxieux. Il s’appuie sur le long bâton qui sert à écarter les enfants mendiants : « Soldi, soldi, mossié l’amélicain », et à heurter brutalement le vantail des logis Ouled-Nail. Il nous précède dans la nuit sans lune, que le sable éclaire comme la neige, où l’on n’entend que les tambours étouffés, une flûte perçante qui descend, monte, redescend, remonte une gamme mineure, avec l’obstination vaine et épuisante d’un jet d’eau, et le vent presque froid, venu des montagnes, qui froisse les palmes, pousse le sable...
Une porte s’ouvre, une porte qu’Ahmed vient de heurter en maître. C’est celle d’une Zorah mince, affairée, que sa couleur foncée, sa taille ceinte étroitement d’argent, apparentent à une fourmi...
- Ce n’est pas celle-ci que je cherche, dit notre compagnon. Je t’ai dit, Ahmed, cette fille superbe, plus grande que toutes les autres, qui s’appelait, qui s’appelait...

Le zèle d’Ahmed n’attend pu la fin de la phrase:
- Viens, m’sié, viens... Fais pas tention Zorah, viens...
L’ample burnous, le long bâton nous mènent à un autre seuil, à un autre logis meublé d’un banc, d’un fauteuil de rotin, d’un lit de cuivre et d’un tapis cloué au mur. Une matrone énorme, aux grands yeux léonins, et sa fille, petite beauté de quatorze à quinze ans, danseront pour nous, s’il nous plait, ou nous verseront le thé vert parfumé de menthe...
- Non, dit sèchement notre compagnon. Ahmed, tu n’as pas compris? Je veux revoir cette fille qui avait des nattes comme des chaînes de bateau, et des pluies de bijoux d’or aux oreilles, je me souviens qu’on la surnommait la Perle...
Ahmed se frappe le front:
- Oui !... Viens, m’sie, viens...
Mais il nous mène chez une charmante créature fanée, délicate, qui a des mouvements fiers, la main sèche et princière, la flamme et l’aristocratie de certaines tuberculeuses..
- Tu t’es moqué de moi, Ahmed, dit en sortant notre compagnon. Quand on se moque de moi et que je m’en aperçois, je ne paie pas. Tu n’auras pas un sou pour ta soirée.
Un sanglot exagéré émeut l’ombre
- Je n’aime pas, reprend notre sévère compagnon, qu’on me prenne pour un imbécile. Tu n’avais qu’à me dire que tu ne connaissais pas cette ... Fatma, Aicha, cette Perle, enfin...
Un grand élan de sincérité porte Ahmed tout près de notre compagnon, dans la barre de lumière crayeuse que projette, devant le seuil de la dernière Ouled-Naïl, un bidon à acétylène.
- M’sié, je la connais. Mais je ne peux pas conduire... Elle est... elle est couchée.
- Couchée?
- Oui, misé. Malade.
Il soupire, montre le blanc de ses yeux et ajoute, théâtral:
- Bien malade !
Notre compagnon scrute avec méfiance le jeune visage arabe, verdi par le brutal papillon d’acétylène
- Malade? tu mens. D’ailleurs ça m’est égal. Il me suffit que tu m’aies menti une fois. Pas un sou, tu m’entends? Pas un sou!
Il tourne les talons, et Ahmed s’accroche à lui:
- Je vas te dire! Elle est pas malade!
- Je m’en moque. Va-t’en.

- Elle est pas malade, elle est... elle est partie!
- Veux-tu me l
âcher?
- Écoute, écoute, m’sié... Elle est partie, m’sié... Écoute...
Sa protestation nous suit jusqu’à la grille de l’hôtel, et nous l’y retrouvâmes le lendemain, humble et tenace, espérant quand même son pourboire. Notre compagnon, renseigné depuis le matin sur le sort de sa Perle, l’appela:
- Ahmed! Tiens, prends ça, petite canaille.
- Merci, m’sié.
- Tu ne le savais pas, que la Perle était morte?
- Si, m’sié.
- Alors pourquoi m’as-tu raconté des boniments au lieu de me dire simplement qu’elle était morte?
D’un mouvement insensible, Ahmed dégage de la main du roumi le pan de son burnous. Le mystère et l’énigmatique orgueil rendent sa noblesse originelle à ce visage encore enfantin, rompu à toutes les grimaces de la servilité et du mensonge. Il détourne la tête et répond, laconiquement :
- Pas convenable...

 

0ULED-NAÏL

Le guide s’arrêta devant une porte à peine visible, qu’il heurta de son bâton. Rien ne répondit, et nous n’entendîmes que les sons étouffés d’une fête dans une maison lointaine, le battement fiévreux du grand tambour plat, l’aigre clarinette qui a la forme d’un volubilis à long calice, dont le son mordant dessine sur la peau des frissons nerveux, et les ou-lou-lou-lou-lou suraigus. Nous entendions aussi un froissement de palmes proche et le grésillement du sable qui cheminait et pleuvait finement contre les murs, charrié par le vent nocturne. Nos pieds baignaient dans une cendre blanche, froide, mouvante comme une onde, d’où montait une pâle lumière, et à cause de ce sable, du vent et de l’heure fraîche, nous oubliions le désert pour songer à la mer et à une petite plage de France.
Le guide en burnous heurta plus fort, du bout de son bâton, et un rayon de lumière fendit la porte, entrouverte avec précaution. Un tintement de bracelets, de pendants d’oreilles et de colliers se pencha vers nous; la réverbération du sable permit que nous vissions luire des yeux, des dents et de longs joyaux suspendus autour d’un visage.
Notre guide et la femme indistincte échangèrent quelques répliques en arabe. Je compris qu’elle protestait vivement et qu’il insistait sur un ton rude. Enfin elle s’effaça et nous pria d’entrer.
La lueur d’un petit feu, allumé sur l’âtre à hauteur d’appui, l’éclaira en rouge; la flamme d’un bidon à acétylène, accroché au mur, collait d’autre part à sa peau sombre des plaques de lumière d’un blanc-bleu brutal.
- Elle est Yamina, présenta le guide arabe.
Yamina rit, tendit à chacun de nous une main cérémonieuse, gantée de dessins concentriques exécutés au henné. Elle dit à chacun de nous « bonsoar », en prononçant comme les actrices anglaises qui jouent dans les pièces françaises. Sa jupe blanche en cotonnade, très ample, bordée d’un haut volant liséré de rose, son corsage à empiècement carré, galonné de rose, l’habillaient en jeune fille 1899. Mais ses pieds incomparables, couleur de cigare, demeuraient nus sauf les khalkhals d’argent, rehaussés de petites rosaces mobiles grelottant musicalement, et sa ceinture en plaques d’argent serrait sa taille selon le code d’une coquetterie impitoyable.

Pendant qu’elle préparait le thé vert, nous la suivions de notre curiosité offensante d’étrangers. Un foulard rose lamé d’or élargissait sa petite tète et laissait pendre une frange de soie qu’elle rejetait sans cesse en arrière. Deux grosses tresses noires tournaient en rond contre sa joue étoilée de bleu, voilée d’une pluie de chaînettes suspendues à l’anneau d’oreille, et des bracelets hérissés de pointes défendaient, étagés du poignet au coude, les bras fragiles de Yamina.
Elle n’avait plus guère de modestie orientale, et coquetait, en nous versant son thé parfumé et trouble dans des gobelets étroits de verre bleu, avec une effronterie cordiale de petite aubergiste franque. A la voir s’affairer, tisonnant son feu clair, remettant la bouilloire sur la cendre, offrant le sucre, nous évoqu
âmes quelque ménagère parée, ses terres, son bétail et sa vigne au-delà de la porte... Mais au-delà de la porte, à vingt mètres, c’était la fin de l’oasis, le bord abrupt de la tache verte et fertile perdue dans le désert.
Nous nous étonnâmes que Yamina, en dépit des tatouages bleus, des lourds joyaux du Sud et des paupières fardées, brillait d’une beauté quasi occidentale, en somme, et plus expressive que régulière.
Son rire facile découvrait de belles dents larges, des gencives pourpres et violacées comme la chair de l’orange sanguine. Elle ne parlait pas français, mais savait recevoir. Le thé bu et les cigarettes allumées, elle nous rangea, assis, contre la muraille, à côté de son beau lit de cuivre couvert d’un édredon américain, appela au dehors le joueur de tambour et le clarinettiste et dansa pour nous.
Elle dansa, comme toutes les Ouled-Nail, avec ses bras et ses mains, les charmants pieds inquiets ne faisant que tâter le sol comme une dalle brûlante. Elle dansa aussi avec ses reins, et avec les muscles de son petit ventre énergique. Puis elle se reposa un moment, occupant son repos à dégrafer corsage liséré de rose, jupe à grand volant et chemise de madapolam commun, car le guide réclamait qu’elle dansât nue. Nue, elle revint au milieu de la chambre, entre nous et les deux musiciens qui maintenant lui tournaient le dos. Le feu rouge, le blanc sinistre de la flamme d’acétylène se disputèrent la très jeune beauté de Yamina, beauté légère et comme chasseresse, point accablée de gorge ni de croupe.
Elle dansa, n’en sachant pas d’autres, les mêmes danses. Mais comme elle était nue, elle cessa de rire et nous reprit son regard qui ne daigna plus, désormais, rencontrer les nôtres. Son regard s’en alla, franchissant nos têtes, chargé d’une gravité et d’un mépris souverains, rejoindre, au loin, le désert invisible.